Alléché par le teaser « Précarité, discrimination, logement : 12 millions de français en danger ! », j’ai visionné sur M6 replay (version VOD de la petite chaîne pour qui sonne le capital), un épisode de l'émission de reportages Zone Interdite s'intercalant entre un numéro sur "la galère des chômeurs obligés de vendre un rein pour nourrir leurs enfants hyper-actifs" et un autre sur "les astuces des français pour manger équilibré avec le contenu de leurs poubelles".
Mise au point.
Après une introduction alarmiste à base de « à plus de 50 ans sommes-nous retirés de la vie active ? » et autres « les seniors français sont en danger ! » calibrant l’émission sur les « seniors inactifs », la roboche-présentatrice (estimation / 25-28 ans) nous annonce une show qui va dénoncer, à travers le parcours larmoyant de plusieurs personnages, ce mal qui ronge le monde du travail : Le jeunisme.
Précisons que je m'intéresserai ici aux personnages de l'émission pour qui la question financière n'a pas l'air d'être prioritaire dans leur quête de travail.
Premier sujet :
Jacques est un empavilloné de 54 ans, totalement désemparé. Licencié après 25 ans de bons et loyaux service dans la même société, il regarde les larmes aux yeux, depuis son beau salon avec commode Raymond Barre intégrée, des balayeurs s’activant dans la rue. Pour Jacques, la vie en dehors de l’entreprise, c’est la vie dans la maison donc la vie en prison.
Dans son jardinet, après une longue complainte sur son manque d'activité (activité signifiant ici : recevoir des ordres d'un patron) et poussé dans ses derniers retranchements par l’intervieweur, Jacques reconnaît « 25 ans de gâchis » sans pleinement réaliser le paradoxe dans lequel il s'embourbe. Pleure-t-il le fait de ne plus avoir de travail ou le fait que sa vie n’est rien sans travail, précisément parce qu’il n’a fait que travailler, n’ayant rien cultivé d’autre pendant un quart de siècle que sa ponctualité et sa dévotion la plus complète à une entreprise qui a finit par le virer ?
Houlala, comme dit la femme de Jacques : "ça cogite dans la tête."
L’idéologie dominante des deux heures d’émission est condensée dans ce premier sujet par un commentaire pour le moins orienté : Pour prétendre au statut d'être humain et ne plus être un sujet de dissection sur M6, autopsié une deuxième fois chez Seb Musset, un boulot tu dois trouver !
Autre pavillon tout confort, avec plasma HD Maybe et master canapé en croûte de cuir : Martine, ex-vendeuse de chaussures de 43 ans, « stresse d’être sans travail ». Elle astique encore et encore son beau carrelage au Mirror car « ça l’évite de réfléchir à sa situation un peu lourde » et de trop penser « sinon [elle] crie sur les enfants.» Son fiston, Steven, absorbé par son Pro evolution soccer sur Ps3, la rassure en haussant les épaules : « Mais m'man, t’es pas vieille.» avec un sourire chaleureux. Mais, le mioche cache bien son jeu. Lui aussi a été atteint du virus de "la petite maison dans la prairie" et il confie en apparté à la caméra un "Si elle travaille pas,' j'serais pas fier d'elle" qui me fait froid dans le dos.
Martine, licenciée pour cause de vieillesse via un prétexte fallacieux, n’a pourtant jamais manqué un jour à son poste, une occupation répétitive et répétée durant 27 ans tuant chez elle imagination et curiosité et qui, maintenant qu'elle ne l'a plus, l'abandonne au néant d'une vie à continuer.
Après quelques péripéties d’intérieur sur une glauquissime ritournelle ressemblant à s'y méprendre à celle d'Elephant Man, on retrouve Martine devenue auxiliaire de vie dans une maison médicalisée de services à la personne (comprendre femme de ménage dans un mouroir) où, parce qu’elle se montre motivée et parce que les caméras de M6 sont moins discrètes que celles des "Infiltrés", on lui "offre" un CDD de 2 ans. Martine renaît. Suit un clip où on la voit s’activer sur une musique guillerette signée Vladimir Cosma (NDLR : un éléphant ça trompe énormément) aux mêmes taches ménagères qu’elle faisait chez elle mais pour le compte d’un patron qui la paye au smic horaire. Victoire ! Commentaire éclairé du speaker « Martine a eu le bon réflexe ! » Quel réflexe ? Celui de choisir un job peu gratifiant et mal payé et d’abandonner ses trois enfants à la Star Ac' et à la Xbox ? C'est donc ça l'émancipation. Martine n’aurait-elle tiré aucune conclusion de sa mésaventure ? Peut-être que la diffusion de Zone Interdite l’aidera : Si l'on suit la logique du commentaire qui, deux minutes avant vantait le volontarisme de cette employée modèle qui ne l’a pas empêché d’être jetée comme un vieux slip, elle a toutes les raisons d'être l'invitée dans deux ans d'un nouveau numéro spécial « les trahis des contrats de professionnalisation ».
La reportage dépressionnaire continue avec un troisième sujet que dans le jargon professionnel des décrypteurs d'émissions à la con d'M6, nous appelons le sujet "Over the Top". Olivier, 45 ans, est un cadre commercial au chômage depuis 6 ans. Première question : Est-il encore, après 6 ans en marge de l’action, "cadre" et "commercial" ? Deuxième question : Que vient-il faire à 45 ans dans un reportage sur les déboires des seniors ? N’aurait–il pas plutôt sa place dans une étude sociologique sur la considération du travailleur en général dans un monde déshumanisant basé sur le rendement qui, le soumettant à des objectifs toujours plus poussés, l’amènera inéluctablement à en être dégagé manu-licenciari ? Malheureusement, M6 ne fait pas ce genre d'enquête subversive.
Olivier, plaqué par sa femme, glisse au bord des abysses : « Pourquoi on ne veut pas m’engager, mince qu’on me le dise quoi ? » C’est pourtant simple Olivier : Dans cette société compétitive que tu ne remettais pas en cause tant qu’elle te versait 7000 euros par mois, l'employeur préférera toujours un jeune lobotomisé, malléable et courageux, qu’un vieux de 35 ans qui, pour peu qu'il ne regarde pas trop M6, commence à conceptualiser sur sa vie passée à la fuir.
Le cas d'Olivier est presque irrécupérable : Il ne "supporte plus de ne pas mettre de cravate". Rongé par son inoccupation, entre peur et culpabilité, n’ayant en 6 ans jamais réaligné son logiciel d'évaluation du monde (preuve télévisée à l'attention d'éventuels employeurs qu'il est tout sauf "flexible"), l’homme fonctionne encore selon les preceptes "moraux" de l’entreprise et se considère donc, puisque sans travail, comme un sous-homme.
Devant un tel naufrage intérieur, un pote patron lui « laisse sa chance » : Olivier va pouvoir nettoyer les chiottes du camping que son ami gère. Youpi ! Le cadre commercial s’exécute, enjoué et super motivé, pour l’amour du travail bien fait. Le soir, ponctuel car « [il se doit] d’être présent », il entame un inventaire dans un hypermarché sous les ordres d’un petit-chef moitié moins âgé que lui, stagiaire précaire il y a encore 2 ans et senior sur la sortie d'ici 2010.
Olivier conclut le sujet qui lui est consacré par un « c’est épuisant ce travail mais ce serait épuisant de ne pas en avoir » qu’on croirait directement soufflé par la division "argumentaires en béton" coachant Xavier Bertrand, Christine Lagarde et Yves Jégo.
Retour sur le plateau de la jeunette :
« En France, il y a 200.000 seniors qui cherchent un emploi ». Mazette. La gamine insiste : "Le vrai problème, c’est la discrimination par l’age." Sûr que dans un pays qui embauche déjà peu et qui vieillit à vue d’œil, à un moment ou à un autre, comme dirait le caniche au doberman, ça va coincer. A ce stade-ci, comprenons que le terme "senior" est un alibi sémantique regroupant des disparités d’âges et de situations n'ayant en commun que le traitement idéologique que M6 en fait : Ces gens sont malheureux puisqu’ils n'ont pas de travail. CQFD.
L’entreprise, la grande absente des reportages, est piégée en flagrant délit de contradiction : D’un côté, elle veut des jeunes, moins payés, car moins expérimentés, donc moins productifs. Dernier argument qu'elle sort également aux seniors pour les virer ou ne pas les embaucher. Comme il est hors de question pour l’entreprise de se remettre en question, et encore moins de le faire à la télé, c’est donc aux "seniors" (et l’on voit que la définition d'M6 est large) de faire des efforts.
La jeunette sur plateau désigne comme « parias du monde du travail » cette nébuleuse post-quadra, déboutée d'un salariat qu'elle imaginait pépère et à perpétuité. Bienvenue au club ! Des "parias" du monde du travail, j’en connais un paquet qui sont baladés d’un emploi pourri à l’autre depuis 20 ans dans le mépris le plus complet de leurs ainés.
La première partie de l’émission s’achève sur une note d’espoir. Nous retrouvons Jacques, le neurasthénique, à deux doigts de réaliser son rêve : Ouvrir une baraque à frites. Merci la micro entreprise et Dany Boon, grâce à qui ils sont aujourd’hui 3 millions à avoir eu la même idée cette année ! Ça va puer le graillon sur le littoral cet été !
Page de publicité de mi-programme :
Cepelem, avec toute sa thune à règlement différé tu l’aime. Le crédit Agrippé, le pouvoir de dire « on va encore t’en piquer ». Cashdébil, la réserve de cash disponible à tout moment quant t’as envie de t’acheter une 306 cabriolet en plus de ta botte de persil. Revolvingo, le crédit malin qui te permet de payer 20 fois son prix et pour toute ta vie ta twingo à toi toute pourrie et, Bieritude, la convention obsèques pour quitter en toute mensualité cette vie de chien dont même un chien ne voudrait pas.
Retour dans le gros dos' de la Zone Interdite plutôt fréquentée.
Je vous présente Joseph, 84 ans, chauffeur routier. Parce que sa retraite « ne suffit pas » (à mon sens parce qu’il ne supporterait pas de rester à domicile en tête à tête plus d’une heure avec sa bourgeoise), il conduit quotidiennement son 33 tonnes sur les départementales de France. Avec pour seul repas une madeleine et bol de riz, le vieux bourlingueur qui "ne supporterait pas de raccrocher" attend le pied sur le champignon son AVC pour prendre son car scolaire de plein fouet (ça fera toujours de belles images au 6 minutes d'M6). Et tout ça pour le mirobolant pactole de 1000 euros par mois (soit le tarif facturé pour 1 seconde de publicité sur la chaine qui diffuse le sujet).
Au fur et à mesure des portraits et malgré mon cynisme qualifié « d’enc... » par mon entourage, je suis ému par ces vies entièrement focalisées sur le travail. Travail considéré ici non comme un épanouissement personnel mais bien comme une agitation nerveuse visant à tromper l’angoisse existentielle. Cette émission fourre-tout sur les seniors, visant à servir la communication d’un gouvernement ayant dans le collimateur l’euthanasie pure et simple du départ à la retraite, est un plaidoyer involontaire pour l’édification d’une vie en retrait, préservée du carnage cérébral que provoque toute immersion prolongée dans le monde du salariat.
Et oui, dans son foutraque d'émission propagandiste M6 a mis le doigt sans le vouloir sur le point faible de notre organisation sociale axée pour moitié sur le travail (l'autre étant la consommation) : Son effet dévastateur sur l'intellect et le moral de l'individu. Le seul point commun entre un cadre commercial de 41 ans qui récure des latrines de campeurs pour tromper sa solitude et un chauffeur de 84 qui décharge à la pelle des camions de céréales pour rester loin de sa bourgeoise, est la terreur du vide. Conditionnés par un environnement, une éducation, des médias type M6, voués au marché et n'acceptant aucune dérogation "au moule", ils ont par circonstances ou facilité, souvent les deux, placés toutes leurs billes existentielles dans un système qui n’a que faire d’eux. Sans matelas spirituel, sans endurance mentale, son développement de relations autres que professionnelles, parfois sans hobby ni passion, ils se retrouvent anéantis, isolés, dès qu'on leur retire un travail salarié. D'où ces classiques et toujours poignants "cette usine qui ferme c'était toute ma vie" qui jonchent les reportages de JT depuis 30 ans. Pourtant, même quand ils en sont exclus et qu'il s'est ouvertement moqué d'eux, leur dévotion à ce système reste inébranlable. La machine, elle, ne voit en eux qu'une ligne comptable, une variable d'ajustement, ajustée jusqu'à ce qu'elle sorte du seuil de rentabilité.
Je passe en vitesse sur le risible sujet de fin titré "la revanche des seniors aux Etats-Unis" qui fait l'impasse sur la majorité des seniors américains n'ayant d'autre choix que de travailler jusqu'à la mort dans un pays où le concept de solidarité est un gros mot, pour nous présenter deux belles caricatures de retraités volontaires : Sally, la caissière et Robert le contremaitre, respectivement 85 et 102 ans, vraisemblablement conservés dans leurs entreprises pour leur potentiel publicitaire.
Que retenir d'une telle émission ? Évidemment, on ne peut être que sensible à ces aveux d'impuissance. Évidemment, on envie de concéder à Joseph qu'il est surement plus heureux dans son camion qu'avec sa femme. Évidemment que Martine est surement plus utile à ses petits vieux qu'à ses enfants. Évidemment, il est bon pour tous, et pas seulement pour l'entreprise, de mixer les âges. Il n'en reste pas moins que le fond du malheur distillé durant ces deux heures de programme tient moins à l'âge qu'aux rapports de soumission et d'identification complète de l'individu à son emploi salarié.
Je ne critiquerai donc pas le fait de travailler à tel ou tel époque de la vie du moment que ce n'est pas vécu comme une fatalité tel que le confesse Joseph au travers d'un "c'est comme ça" dépité en bouffant son riz au lait. Non, j'attire ici l'attention sur les arrières-pensées d'une chaîne de télévision qui distille, émission après émission, au travers de la dictature de cas particuliers, l'idée qu'il est mal de ne pas travailler, surtout lorsque l'on est âgé.
Zone Interdite présente du malheur en barre et y apporte une solution : Celle qui arrange le marché.
Ces émissions, classées "informatives", ne sont pas innocentes. Il faut les regarder non pas pour ce qu'elles sont censées nous démontrer mais pour la façon dont elles tentent de nous le démontrer. Ne jamais oublier que le canevas de fond de ce type de show (qu’ils soient sur l’immobilier, l’éducation ou le travail) est de conditionner l'audience par la terreur de l'exemple, pour que ceux qui sont déjà dociles continuent à l'être et que ceux qui ne sont pas assez conformes s'empressent de le devenir.
J'attends naivement ce jour où des médias instruiront en amont leurs spectateurs à remplir un peu moins leurs salons et un peu plus leurs âmes afin d'éviter qu'ils ne deviennent ces désœuvrés de l'esprit toujours plus nombreux, ces exclus du monde « gagnant-gagnant » et unilatéral de l’entreprise qui, une fois jetés, vivent leur quotidien comme une peine.
Si l'homo-salarius ne veut pas finir à la benne, le moral dans les baskets, à lui de cultiver autre chose, au plus vite, au plus jeune, en marge ou en parallèle.