Vingt kilomètres par temps lourd jusqu’au bourg dans le monospace à la clim cassée, Maurice se gare en sueur et à la bourre sur le parking de son Pole Emploi attitré. C'est moins cher de loyer, mais c'est chiant d'habiter loin.
Aujourd’hui l'ex-cadre commercial de 48 ans, chômeur longue durée, est convoqué à l’atelier "Imaginer de se poser la question de la décision d'entamer une formation pour se former en vue de postuler sur des offres différentes".
Ça va dépoter.
Pas de queue aux guichets. Mais où sont donc les cinq millions de sans-emploi ? Chez eux, songe Maurice puisqu'il est depuis longtemps inutile de bouger pour actualiser sa situation ou postuler.
Il tend sa convocation à la jeune personne en formation d’hôtesse d’accueil. Elle suit les indications d'un agent plus âgé qui la supervise en buvant son café dans un mug Johnny au Parc des Princes 1993, derrière son dos.
- Désolé pour le retard, j'ai été convoqué par Monsieur Bonnet pour la formation de 13h30 Se confond en excuse Maurice.
- Non. C’est madame Zorg. Votre conseiller a changé rétorque l’hôtesse.
- Ah encore? mais ça fait 4 fois en un an que ça change.
- Je sais mais vous savez c'est parce qu'ici, peu de gens sont titulaires d'un CDI, donc entre les fins de CDD, les démissions et les mutations, ben oui ça fait du mouvement, et comme vous êtes inscrit depuis longtemps...
- Évidemment concède Maurice, balayant d’une aristocratique sagesse toute tentative d’amorce de polémique avec la jeune recrue.
- Bon, je vais bosser. Tu vas t’en sortir estime l’agent au mug Johnny contenant un renvoi tripoux-lentilles.
- Oui fait la jeune au supérieur déjà parti recharger le mug.
En fait non. L’ordinateur fait pouic. Imprévu. Les regards des intervenants se crispent.
- Oulala, mais il est 13h40. Je ne sais pas si vous allez pouvoir rejoindre l'atelier, ils ont déjà commencé, je vais voir...
Elle part, et revient en indiquant à Maurice le couloir:
-Vous avez de la chance. Ils en sont à l'appel, vous pouvez entrer.
Verni qu'il est le Maurice. Il s’enfonce dans le couloir à l’éclairage au néon. Sur les murs sont placardées des affiches de gens souriants avec des casques sur la tête et des gros dossiers dans les bras. Ils sont occupés donc heureux. CQFD.
Maurice rentre dans la grande salle. C’était moins une. Au milieu d’une trentaine de sièges vides, 6 personnes sont attablées en U. du jeune, du plus âgé, un gros baraqué qui ressemble à Baleine dans Full Metal Jacket, une fille en sari sortie d'un film de Bollywood, du hipster de sous-préfecture et du bien vêtu à la mode Soyez Select de chez Franprix. Au bout du U, deux conseillères badgées, la cinquantaine, l’une à jupette marron, c'est Madame Zorg, l’autre à gilet damier tricoté en laine, classent et reclassent leurs papiers.
En bon commercial Maurice dit - Bonjour moi c’est Maurice. Un murmure suit. Une des conseillères lui donne un questionnaire, et le cadre lui demande :
- Euh dites, on finit à quelle heure ? Parce moi je dois aller chercher mes gosses à l’école à 16h30.
- Mon Dieu vous n'aurez jamais le temps de tout faire, on en a pour trois heures plus un entretien individuel d'une heure. Écoutez si vous n'avez pas le choix tant pis, on prendra rendez-vous pour l'entretien un autre jour.
- Ouh la la non ! convient Maurice.
S'ensuit une longue explication scolaire des deux conseillères sur le but de l'atelier, la procédure que tous vont devoir suivre pour comprendre le travail à faire, qui consiste en gros à mieux faire comprendre à ceux qui n’ont pas de travail qu’ils cherchent un travail mieux. En résumé, déjà que t'as pas de salaire quand tu bosses, mets tes plans de carrière dans la poche.
Le ton monotone et saccadé, avec mention de numéros de paragraphe et d'alinéas, ressemblant à s'y méprendre à la notice de montage du jacuzzi que Maurice a installé la semaine dernière chez des bourges du coin pour se faire un peu de blé, provoque quelques perplexités dans la petite assemblée.
Au bout de cinq minutes, la dame au gilet s'arrête, essoufflée, et regarde désemparée Madame Zorg. A l’issue d’un conciliabule, les deux se tournent vers l’assistance et s'excusent :
- Oups. Désolé en fait cette fiche était pour nous, pour vous aider à comprendre le but de l'atelier. Mais comme c'est nouveau pour nous aussi, et qu'on n’a pas eu le temps de l'apprendre, en fait vous nous servez un peu de cobayes, hi hi.
Personne ne rit.
- Heu bon... On va passer directement au QCM. Remplissez le questionnaire et on fait le point dans trente minutes.
Le QCM comporte dix questions d’une complexité allant de Etes-vous à la recherche d'un emploi depuis longtemps? au subtil Voulez-vous faire une formation ?
Les conseillères ne s’attendaient visiblement pas à une telle vivacité : En 120 secondes tout le monde a coché ses cases.
- Bon ben… alors on va passer à la suite, c'est une exercice rigolo qui va vous paraître bizarre, mais c'est in-dis-pen-sable pour bien comprendre là où on va. Okay ? Lancent-elles d'un ton faussement désinvolte pour tenter de dissimuler qu'elles n'ont pas eu le temps de bachoter leurs fiches en 120 secondes pour la suite.
- OKAY répondent-ils d'un mou collectif.
- Alors si vous devez escalader l'Himalaya, que devez-vous prévoir ?
Tout le monde se regarde.
- Attendez c'est bien l'atelier « Imaginer de se poser la question de la décision d'entamer une formation pour se former en vue de postuler sur des offres différentes » ? demande Maurice.
- Oui, oui ne vous inquiétez pas, vous allez comprendre d'ici un moment où on veut en venir répond la formatrice au gilet.
A son tour, chacun émet des suggestions: de l'achat de piolets et de sacs à dos sur ventes privées, en passant par l’importance de nourrir Diego le chat avant de partir. C'est vrai que c'est rigolo. Et puis c'est long, ça occupe.
15h20. Le tableau blanc est plein de réponses. Les conseillères se décident enfin à passer à l'étape suivante : faire le parallèle avec l'action de se former. L’audience, pas préparée à une telle audace dans l'analogie, accuse le coup. On entend quelques soupirs.
Pas à l'aise et pour gagner du temps, Madame Zorg et la dame au gilet énumèrent directement la liste des choses à faire pour choisir et entamer une formation.
Un séditieux hausse le ton.
- On aurait pu gagner du temps en commençant par là, non ?
- Oui mais c'est pour bien que vous compreniez, parce que les gens ne comprennent pas tout vous savez...
- Ah.
- Bon alors maintenant on va faire un tour de table pour savoir ce que vous voulez faire. On commence par vous monsieur.
- Euh ben moi ça m'est un peu égal, depuis toujours je prends le moins pire. Faites-moi une liste des formations et puis je choisirai répond la quadra à veste militaire, qui a déjà de l’expérience dans l’expérience de se faire une expérience, et qui aimerait désormais faire l’expérience d’être payé à un salaire décent.
- Vous n'avez pas une idée précise ?
- Non, à la limite cariste dans un supermarché, j'aime bien les supermarchés, c'est cool.
- Ah ben voilà une formation de cariste donc, ça c'est au moins c'est précis.
Madame Zorg irradie, l'atelier commence à porter ses fruits.
- Ouais parce que j'ai déjà fait ça et je connais bien.
- Comment ça vous l'avez déjà fait?
- Ben je suis cariste.
- Mais alors vous n'avez pas besoin de vous former dans ce domaine, je ne comprends pas là.
- Non mais comme je vous l'ai dit je choisis le moins pire. Cariste c'est cool.
- Mais si vous êtes cariste Monsieur, pas la peine de suivre une formation de cariste, vous comprenez ?
- Oui mais comme ça au moins je connais, j'ai mes chances.
- Euh on va vous voir après en individuel, okay on va voir. Au tour de madame ?
La jeune femme en sari s'excuse dans un français difficile, elle ne sait pas trop, elle parle peu, n’est en France que depuis peu de temps et sourit pendant de longues minutes.
- Bon. On verra après pour vous jauge la formatrice en s'essuyant le front rageant intérieurement sur la pertinence de ce logiciel qui lui a rassemblé tous ces cons.
- A votre tour, jeune homme ?
Le gros type à crane rasé qui griffe la table avec son pouce renifle un bon coup et se lance.
- Ah moi je suis un fou des flingues. Les armes ça je connais, je veux faire body guard parce que dès qu'on demande de savoir se servir d'une arme ça élimine tous les candidats et je peux me faire embaucher.
- Ah une formation d'agent de sécurité donc... trépigne la formatrice au gilet.
- Ah non, je veux pas faire vigile, attention! Moi c'est bodyguard, avec les guns et tout. J'aime bien manipuler les armes.
- Oui enfin vous savez, dans la sécurité je ne sais pas si le port d'armes est autorisé en France...
- Dans le privé si ! J'en connais qui font sniper dans le privé s’enthousiasme-t-il avec une œillade sa voisine exotique.
- Euh formation de sniper j'ai pas ça en stock, écoutez on va vous voir après okay ?
- Ok, du moment qu'il y a des guns, moi je suis partant.
Il s'en retourne au grattage de table. Le film plastique est usé, il attaque le bois.
La chenille redémarre jusqu'à Maurice qui commence à sérieusement s’alarmer. A ce rythme-là, demain soir on commencera tout juste à se frotter aux rudiments de l’alphabet.
- Et vous ?
- Ben moi j'aimerais être formé sur le logiciel TrucSuperProductive 2.4 pour dessiner des maisons parce que je suis doué pour ça je le sais, et c'est que je veux faire. Mais je l'ai déjà demandé l'an passé, ça été refusé, trop cher...
Maurice n’est pas tout à fait honnête. On lui a bien refusé sa formation trop coûteuse, mais on lui a proposé la même somme pour qu’il tente sa chance dans un autre département, histoire de faire baisser les statistiques locales du chômage.
- Ah, et oui vous savez les formations c'est un gros business, il y a 4 ou 5 types de financements, mais ça doit être cadré vous savez, donc si ça sort du cadre.
- Et oui, pour un cadre, difficile de sortir du cadre...
- Hi hi, vous avez de l'humour. Ecoutez voilà un prospectus sur les prochaines formations qui pourraient vous convenir, rapport à votre profil, il y en a une qui peut vous intéresser et qui débute en 2014 et...
- 2014 ? Je suis en fin de droits dans un mois.
- Et oui je sais. Mais vous savez, on est débordé, les centres de formation tournent à plein régime, il y a la queue...
- Ben au moins ça me laisse le temps de réfléchir.
- Bon ben on a fini, si vous avez des questions...
La puissance du colloque se suffit à elle-même. Et puis on a pris du retard. Les questions comme les entretiens particuliers sont facultatifs. Personne n'en a, tout le monde sort en saluant poliment, les deux conseillères soulagées.
16h20. Maurice remonte dans son monospace, et en profite pour mieux scotcher l'affichette à vendre qui sous la chaleur s'était décollée.
Tournant la clef du contact, un bip alerte l'ex-cadre sur le très faible niveau d'essence. Heureusement que personne n'a encore répondu positivement à ses candidatures cette semaine: avec ce qu'il lui reste dans le réservoir et ses comptes à sec, Maurice n'aurait pas pu se rendre à un entretien de toute façon.