Si l’on veut bien mesurer l’effondrement français des quinze dernières années, rien de mieux qu’une visite nocturne sur les Champs-Elysées à Paris. C'est un des must see du déclin national.
Moment d'égarement, la veille du 11 novembre je me suis aventuré le soir là où les parisiens ne vont jamais : cette large avenue froide presque sans habitant (ils ne sont plus qu'une vingtaine sur le kilomètre de longueur, soit la densité démographique d'un hameau de la Creuse). Ah "Les Champs", symbole de la splendeur militaire et commerciale de la France, l'allée de la jonction entre notre Histoire et les promesses de prospérité des Trente Glorieuses, un de nos fleurons à l’international jouissant à n’y rien comprendre depuis d’une réputation boursouflée transmise de générations en générations de touristes. Ces derniers, vus les frais engagés pour venir jusqu’en France, ne pouvant paraitre cons en brunch et avouer leur déception à leur entourage, s’évertuent à louer la magie de l'endroit.
Elle est loin la chanson de Joe Dassin...
Autoroute pavée de mauvaise tenue et aujourd'hui toujours quasi impraticable en vélo, je crois bien ne pas y avoir foutu les pieds depuis au moins cinq ans. Et pourtant, petit parisien que j'étais il y a quarante ans, Les Champs-Elysées étaient mon point central d’approvisionnement culturel et musical. Ado, j’allais chez Champs-Disques ou au Lido Musique acheter des affiches de films et des albums imports US ou plus simplement écouter les nouveautés au casque (n’ayant pour la plupart du temps pas assez d’argent pour payer les galettes). Sur les Champs, il y avait toutes les cinématographies et les meilleures salles de Paris et rien que de la VO. C'était unique en France. Quand tu étais sur les Champs tu avais l'impression d'être au milieu du monde.
Maintenant que le monde a totalement pourri l’endroit, tu es au mieux dans une galerie commerciale (et assez peu pratique par rapport à la concurrence il faut l'avouer).
Ce qui choque au premier regard en remontant en vélo le long de l’avenue, c’est l’alignement des enseignes à la con que l’on voit partout ailleurs. Une vrai ZAC de troisième banlieue. C’est Westfield Champs Elysées d’un côté et de l’autre des vitrines de pseudo luxe, plus simplement des façades appartenants aux plus grosses fortunes de ce monde et qui servent de support publicitaire à leurs marques. Le truc n’a plus aucune âme, on erre quelque part entre la représentation de l'opulence et le terrain vague. La musique a disparu. Le cinema est en passe d’y disparaitre. Il n’y a presque plus de salles. Le Gaumont Ambassade est devenu un Lacoste.
Les Champs-Elysées, ce n'est même plus cette usine à fantasmes constamment « repimpés » comme Las Vegas. Non, tout aux Champs empeste l'immobilisme et la mort. C’est une artère vide coincée entre deux maux. Elle ne se débarrasse pas de son héritage et se laisse dévorer par le pire de la modernité sans imposer une identité autre que la formule plate de la « la plus belle avenue du monde » (C'est vraiment n'avoir jamais voyagé, à commencer en France). Aucune ligne directrice et artistique ici, si ce n'est un peu de pognon à prendre et tenter d'en mettre plein les yeux à la classe moyenne mondiale mondialisée qui s'y étale en pâte à selfie entre les barrières de travaux et les échaffaudages.
Car dans l'océan de bordel à travaux aussi inutiles qu’interminables qu'est devenu Paris, je m'imaginais que les Champs resteraient si ce n'est bel écrin, au moins une zone sanctuarisée hors du merdier ambiant. Que nenni. L'hidaldinguerie n'épargne rien ni personne. Les Champs-Elysées sont devenus une megazone à barrières grises de travaux comme partout dans la ville. Il manque des dalles sur le trottoir, c'est pété de nids-de-poule, l’éclairage est inexistant (autre que grâce aux néons et écrans LCD des enseignes par ailleurs toutes fermées passées 19h, hormis le MacDo bien sûr).
Quant à la faune, le soir on y croise quelques touristes qui errent hébétés entre quelques toxicos et autres troupeaux épars de types en survet. De l'ivresse triste. Ça pue le shit, la vinasse vomie et je n'y laisserai pas trainer ma fille.
Alors que nous sommes censés être dans un endroit hautement symbolique et ciblé en pleine période d'alerte attentats, j'ai été par ailleurs surpris par la faible présence policière, pour ne pas dire absence, sur l'Avenue. Tous les efforts de la maréchaussée (c'est à dire 3 voitures) étaient concentrés ce vendredi soir à une vague sécurisation des répétitions des cérémonies du 11 novembre avec la fanfare militaire sous l'arc de Triomphe (que j'ai néanmoins pu atteindre quasiment jusqu'à la tombe du soldat inconnu en vélo sans être inquiété).
Je n'ai jamais été fan inconditionnel des Champs, ni du symbole national, mais le choc est violent si tu n'es pas venu ici depuis vingt ans. Si ça aussi est abandonné, ça donne le ton du triste projet pour le reste du pays..
Allez je vous laisse sur une belle photo, porteuse d'optimisme et de renouveau, prise pas loin de la tombe du soldat inconnu dans un silence ému. Ce soir-là, l'endroit le plus vivant de l'avenue.