La dernière campagne publicitaire de la Française des jeux a pour objet les déboires quotidiens des gagnants du Loto. Plus que les 4 autres films de la série,
le spot le plus diffusé à la télé, intitulé
la piscine,
véhicule des messages en rupture avec le discours dominant sur le travail et révélateurs du désarroi d'une époque sans autre idéal que l'accumulation maladive de pognon.
(Visionner le spot ici).
Plan fixe. Dans un cadre pavillonnaire haut de gamme, un type en short, assis au bord de sa piscine, appelle un de ses amis au téléphone:
"- Allo Mathieu ? Oui c'est moi. Ça va ? Dis qu'est-ce que tu fais là ? Ça te dit de venir avec moi faire un petit plongeon dans la piscine ? Elle est super bonne."
Silence. Nous n'entendons pas la réponse de Mathieu, mais on la devine à la réaction du héros qui, hésitant, entre vantardise et regret, fait le constat tristement con de sa nouvelle solitude.
"- Ah oui tu bosses, ...tu bosses. Excuse-moi. Ah mais on est quel jour là ? ...Mercredi. ...Evidemment."
Qu'apprends-t-on de ces 15 secondes de réclame censées provoquer l'achat d'un billet de loterie par un spectateur qui, si l'on s'en tient à la logique de l'accroche finale du spot "la vie de gagnant réserve parfois quelques surprises", est à l'inverse bloqué dans une vie de loser ne lui en réservant aucune?
1 / Il est certifié que la vie de riche est synonyme de solitude.
Derrière sa détente apparente, le "gagnant" conclut le spot de la piscine dans une situation de détresse plus prononcée qu'au début. Le spot est fait pour vendre: il a donc été décidé au terme des 1200 brainstorming ayant précédé sa réalisation que les signes extérieurs de la richesse (piscine, voiture, yacht suivant les spots) priment sur l'humeur. L'avoir compte plus que l'être.
4 des 5 films mettent en scène le "gagnant" seul (ou avec quelques domestiques). Un spot présente "le gagnant" avec un ami, mais dans une voiture à deux places ne lui permettant pas de prendre à ses côtés une auto-stoppeuse. Oui, précisons que le "gagnant" des 5 spots est toujours un homme blanc, célibataire, entre 30 et 45 ans.
2 / Il est prouvé par défaut que le travail ne paye pas.
Cette publicité serait-elle plus pertinente que des (rares) heures de reportage sur le sujet des salaires trop bas? Son contenu caché (le Mathieu de l'autre côté de la ligne) se fracasse contre les discours politiques et autres éditoriaux sur le "
manque de compétitivité" du salarié qui lui serinés d'un média l'autre depuis le 6 mai. Rappel: le "
manque de compétitivité" est une formule à connotation scientifique martelée pour progressivement faire accepter au travailleur (l'invisible Mathieu) qu'il baisse sa rémunération et soit plus flexible. C'est un effort nécessaire non pas pour le bien de la collectivité (le message ne passerait pas), mais pour "
l'économie du pays". Un bombardement lexical réussi si l'on en croit un
récent sondage Ipsos établissant que 76% des Français jugent que la France (donc eux) n'offre pas un environnement assez compétitif.
3 / Des messages d'émancipation contradictoires.
Ces spots sont diffusés à proximité des tranches d'information. L'inactivité y est généralement vue comme la source de tous les vices (sociaux, moraux et économiques). A l'inverse, dans le spot de la FDJ, l'inactivité est l'aboutissement absolu lié au fait d'être débarrassé du travail.
Le vrai problème n'est pas de travailler ou pas. L'inactivité n'est pas tenable bien longtemps. Nous sommes tous faits pour accomplir quelque chose (thèse que cette publicité sur les méfaits du "rien" valide implicitement). La question primordiale pour se sentir bien est d'être reconnu et considéré pour ce que l'on fait. Pour les salariés, la rémunération est, au minimum, l'élément clé de ce sentiment de reconnaissance (spécialement dans un monde qui a fait des valeurs marchandes et des moindres objets de la consommation courante des impératifs à acheter pour affirmer son statut social et son appartenance à la société).
4 / L'accumulation d'argent est une affaire intime qui ne se partage pas.
Imaginons une réclame mettant en scène un gagnant du loto qui créerait une entreprise, reprendrait Florange, s'autoriserait à être généreux, partagerait sa maison avec les clodos du coin, distribuerait des camions de nourriture aux déshérités, dilapiderait tout son pognon en une semaine dans le souci exclusif de faire plaisir aux autres avant de retourner au boulot le lundi matin.
Attention danger. Elle est loin l'époque de "
Mais c'est le jeu ma pauvre Lucette" du gentil couple de retraités faisant tourner au hasard une mappe monde pour choisir la destination de leur prochain week-end en amoureux. Aujourd'hui, c'est tout pour ma gueule. Moi, mâle, je me gave seul des apparats d'une vie de luxe, quitte à m'emmerder comme un rat mort. C'est le prix à payer pour être heureux.
5 / Pauvre con isolé tu étais, riche abruti solitaire tu resteras.
L'inactivité des cinq spots de la FDJ se circonscrit dans le cadre exclusif des codes génériques du luxe façon M6 (le yacht, la piscine, la voiture de course) et des vacances de catalogue trois étoiles, mais en version sans fin. Les vacances ne se définissent pourtant que par rapport à une activité. Des "vacances" sans perspective de retour à l'activité (salariée ou pas), ce n'est pas l'ennui, mais l'enfer.
Les mécanismes des publicités de la Française des Jeux sont simples. Ils ratissent au plus bas des fantasmes associés à l'obtention de grosses quantités d'argent tout en esquivant les problèmes que ces sommes peuvent concrètement résoudre (santé, mal logement, endettement). Les seuls échos de réalité concernent un monde du travail, lointain, considéré comme contraignant et peu rémunérateur. Le principe n'est pas nouveau, mais poussé ici d'un cran dans l'opposition entre "gagnants" et travailleurs (100% des perdants qui, selon les télévangélistes de la rigueur obligée, gagnent pourtant trop).
La publicité s'enfonce également un peu plus dans l'absurde de l'époque[1] au point de faire des désordres intimes provoqués par l'accumulation de sommes indécentes, le corps de son message. Vantant le gain d'une maxi cagnotte, le spot de la piscine démontre quasi explicitement que l'argent ne fait pas le bonheur. Le corps social n'ayant guère plus d'imagination que l'accumulation individuelle maximale de pognon, il ne faut pas compter sur la publicité pour aller plus loin.
Gagnant, perdants. Tous à vos antidépresseurs.
[1] Rappel: tout l'argent pour une poignée piétinant l'ensemble des autres à qui les sacrifices sont imposés.