Plans sociaux, transhumances motorisées des vacances, piétons tués, le fond de l'actu est à l'auto. Juan ex-Sarkofrance nous demande "Et tes premières voitures, c'était quoi ?"
L'automobile je ne la connais plus que sous son angle extérieur et urbain: grillant son feu devant mes gamines, rasant les piétons, échappant ses gaz au ras des poussettes, gavant l'espace sonore, occupant inerte de jour et de nuit la majeure partie de la chaussée, se parquant en warning sur les espaces livraisons. Les galériens de la conduite me racontent aussi, celui gueulant sur ses points perdus comme si on l'avait violé, l'autre pleurant sur l'énième panne lui ayant "coûté un bras à réparer".
Il aura fallu 5 ans pour que j'en sois vacciné. 5 ans de vie à Paris à subir les ravages de l'auto individuelle, triomphante et souveraine, de son OPA sur les âmes, de l'agressivité et des incivilités de ses conducteurs, de ses émanations toxiques, de sa ringardise (bah oui c'est laid), de son inefficacité (malgré l'accélération entre deux feux, la voiture est au final une façon de se mouvoir bien peu compétitive dans les zones denses). A force de remiser (chèrement) une auto dont j’avais de moins en moins de plaisir à me servir, j’ai fini par m'en débarrasser, avant de me découvrir une totale aversion pour ce moyen de locomotion dans sa version individuelle.
J'entends les hurlements gutturaux de l’automobilus excédé trouvant scandaleux la réappropriation pédestre des voies sur berges à Paris et l’inflation des couloirs de bus. La ville est un lieu de vie et n'a pas comme finalité d'être une autoroute. Mais qu'ils se rassurent les autospoliés: des centaines de rues parisiennes, des centaines de milliers en France, font encore la part belle aux possibilités d’accélérations automobiles classées "citadines" tandis que leurs trottoirs, classés "facultatifs", sont réduits à la portion congrue, entravant la déambulation des piétons et des personnes handicapées (qui le sont parfois à cause d'accidents de voiture, le monde n'étant pas un cynisme près). Plus triste, cette invraisemblance est considérée comme normale aussi bien chez les conducteurs que par les piétons.
Nostalgie crasse des trente glorieuses et consumérisme hédoniste tenace, la voiture est encore sacralisée. Elle est tour à tour objet de représentation sociale, extension délocalisée de son petit confort sur canapé ou encore variable d'ajustement permettant d'acquérir un bien immobilier plus grand en banlieue, toujours plus loin de son boulot (pour venir gueuler après sur les radars et le prix de l’essence, et que les prix de l'immobilier sont impossibles en ville). Le territoire, lui, portera pour des siècles les stigmates au goudron de la civilisation du tout moteur: un réseau autoroutier pensé, prévu, entretenu pour que nous puissions accélérer et entretenir jusqu'à l'absurde cette contradiction fondamentale dans laquelle s'enferre le monde autoproclamé moderne: vouloir aller toujours plus vite que l'autre, là où il nous faudrait tous ralentir ensemble (enfin... on m'informe que ce sera le cas ce week-end aux barrières de péages). Le discours média ambiant est lui globalement pro-voiture[1] (Si, des médias dont les constructeurs sont parmi les premiers annonceurs ne peuvent pas vraiment avoir un discours révolutionnaire sur le sujet ni valoriser en prime time l'alternative[2]).
Pourtant, d'ici une à deux générations, la société de la voiture à papa m’apparaît condamnée. Autour de moi, chez les moins de 40 ans, j’entends de plus en plus parler covoiturage, location, voyages en train, voiture en libre partage. Au-delà des heures de stress épargné, se débarrasser de sa voiture représente une conséquente économie budgétaire. Qui pourra consacrer 10.000 euros à l'achat de truc et 5000 de plus à à l'usage à l'année ? La fin du règne de la voiture perso commence dans les villes, par la force des choses[3], parfois maladroitement[4], sous l'étiquette "bobo"[5]. C'est un mouvement de fond qui se propagera d’une façon ou d’une autre à l'ensemble de la société.
Le déclin de l'ancien PSA est un signe de cette tendance. Et si l'industrie de la voiture se maintient encore un peu par chez nous, c'est qu'en face des abstentionnistes et intermittents du volant subsistent toujours des multipropriétaires de bagnoles et l'indécrottable cohorte de ceusses qui changeant de caisse tous les deux ans, parce que "sinon tu comprends, elle décoterait trop". Prenons le pari que dans les années à venir, le prix des véhicules et du permis vont baisser, mais que le prix au kilomètre parcouru (ou pas) va en revanche augmenter (taxes, stationnement, énergie, péages urbains) et que nous dirigerons lentement mais surement suivant les zones vers des modes de consommation groupés, de location ou "au forfait". Certains crieront au retour au moyen-âge et à l'intolérable atteinte aux libertés.... comme à chaque fois qu'on leur parle de progrès et de bien commun.
Ah zut. Avec tout ça, je réalise que je n'ai répondu à la question de Juan. Mais bon, assez parlé du passé. Un peu d'audace, posons la vraie question: Qui possédera encore une voiture individuelle demain?
[1] Je vous renvoie au documentaire pro-voiture Les Français au volant de S.Benhamou diffusé sur France 3 en mai dernier. Prétendant dénoncer nos comportements sur la route, avec force sketchs comiques, multiples réclames, quelques sporadiques interventions d'un sociologue et expurgeant toute image dérangeante, le film aux allures fun ne fait que les excuser et se révèle être une pub de 2 heures à la gloire de la voiture individuelle.
[2] Autrement que sous la forme punitive ou à visée marketing (roulez propre !), ou la forme de "la débrouille" traitée de façon pittoresque (type sujet de JT)
[3] Un parisien sur deux n'a pas de voiture.
[4] La victoire immédiate de l'Auto lib comme celle du Velib est de reconquérir de l'espace de stationnement pour tous.
[5] Bobo. Mot définissant une théorie parfois pertinente, mais devenue le réceptacle foutraque des fantasmes que le type des champs se fait sur le type des villes. Particulièrement usité chez le politique ne voulant pas trop s'attarder sur la nature libérale de son programme, le "bobo" est alors opposé à l'autre fantasme foutraque des "classes moyennes". A l’ère de l'instantanéité et de la grande distribution tentaculaire, consommateurs des champs et consommateurs des villes sont souvent les mêmes, partagent les mêmes ambitions, s'habillent des mêmes marques, expérimentent les mêmes produits culturels, ont les mêmes comportements, parfois même au même moment.
Illustrations: Death proof Q.Tarantino (2007), The legend of Ricky Bobby, A.Mac Kay (2006)