20 juillet 2012

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Le crépuscule du nouvel Hollywood


Nous sommes le 23 juillet 1982

Ou plutôt non. Comme Bill Connor, employé de bureau californien, nous sommes projetés en arriére dans une autre dimension du temps: Au Vietnam en 1970, dans une nuit d'enfer, sous les bombardements de l'armée américaine. Les GI’s rasent un village de paysans. Terrorisé, Bill le réac xénophobe qui gueulait quelques heures plus tôt sur l’invasion des "jaunes" dans l’industrie automobile avec la nostalgie d'une époque où l'on pouvait leur coller une raclée, devient le persécuté. Ce soir, il court entre les rafales américaines et les missiles lancés par hélicoptère. Apercevant deux enfants en pleurs dont les parents viennent d’être abattus, il leur promet: 

"- Venez les enfants, je vous protégerai. Je vous le jure !"

Il les prend sous sa coupe. Ils entament sous les bombes la traversée de la rivière bordant le village.

Fin de l’histoire.

Sauf que cette nuit le tournage a pris du retard.

2h00 du matin. Au bord du plan d’eau de l'Indian dunes park à 70 kilomètres au nord-est de Los Angeles, l'équipe déco a reconstitué un village vietnamien en bambous, truffé d’explosifs et d’effets pyrotechniques télécommandés pour la scène finale du segment que réalise John Landis pour le blockbuster fantastique que la Warner annonce pour l’été 83: Twilight zone the movie.

2h10. Un assistant court à la caravane où se sont endormis Renée Chen, 6 ans et My-ca Le, 7 ans. Ils doivent se rendre sur le plan d'eau pour ce dernier plan à grand spectacle, probablement le moment le plus spectaculaire du script. Les deux gamins, peinturlurés de boue, ont déjà une nuit de tournage dans les pattes. Ils ont été castés, un peu par hasard l’avant-veille, parmi les clients d’origine asiatique du docteur de la femme du producteur associé. Ils étaient ravis de participer à un gros film hollywoodien produit par Steven Spielberg et John Landis.
*
2h15. Avant la prise, Vic Morrow leur fait des grimaces pour réchauffer l'ambiance. La cinquantaine, l'acteur compte sur ce film pour relancer sa carrière. Ce n’est pas une star bankable du moment comme Eddie Murphy ou Stalonne, mais une de ces "gueules" familières que l’on croise sans pouvoir nommer depuis 30 ans dans les sériés B d’action ou les téléfilms.

2h20. "- Action !"

John Landis lance la scène au porte-voix.

Six caméras filment l'assaut sur le village et le départ des fugitifs. Impacts de rafales sur l'eau, jets de flamme sur les cabanes. Fidèle à la promesse de Bill Connor, Vic Morrow saisit un enfant sous chaque bras et entame la laborieuse avancée de la rivière. Derrière eux, un tapis d'explosions. Le village part en flammes. Les déflagrations et les crépitements des mitrailleuses redoublent.

En retrait sur une butte, ayant vu l’hélicoptère de l'armée raser le village à plusieurs reprises lors des répétitions, la maman de Renée a demandé un peu plus tôt dans la soirée si ce n’était pas un peu dangereux. Le réalisateur lui a répondu que non. Les enfants sont protégés, je vous le promets. C'est marqué dans le script.

Retour vers l'enfer. Le souffle du rotor complique la traversée de Vic et des enfants. L’acteur laisse tomber Renée dans l’eau. Il s’abaisse, la ramasse avec difficulté. Ils continuent.

Landis est grisé par son petit Apocalypse now au coeur des ténèbres. Après l’inflation des cascades dans ses deux derniers films, le pandemonium final sur Picadilly Circus du loup-garou de Londres (1980) et les carambolages géants de Blues Brothers (1981), il a une réputation de chef de  cascades épiques à défendre.

John Landis sur le tournage de Blues Brothers (1981)
L’hélicoptère est maintenant dangereusement près des acteurs. La reconstitution est réussie. Ce n’est plus du cinéma. Chacun sent bien le danger, mais tout le monde obéit. 

Le réalisateur hurle au pilote par talkie "- plus bas ! plus bas ! plus bas !".

Dans le chaos visuel et sonore, l’artificier lance une nouvelle explosion, la plus puissante, une boule de feu. Renée tombe à nouveau. L’assistant hurle au pilote de l'hélicoptère, bien trop bas, de partir de là. Trop tard. L’hélicoptère est déstabilisé par le souffle. Il bascule et s’écrase sur la gamine. Le rotor part en vrille, fauche et décapite l’acteur et le deuxième gamin.

2h30. Retour du silence sur le plateau.
*
"- C’est dans la boite" lâche Landis.

Les parents hurlent, l’équipe incrédule converge vers l’hélicoptère à moitié submergé dont s’extraient les occupants sonnés, mais indemnes. Très vite, chacun constate le carnage.

"- Laissez le matériel ici. Rentrez chez vous ! S'il vous plait, rentrez chez vous !"

L'écho du tournage label Spielberg se transformant en snuff-movie à gros budget provoque un effroi estival à Hollywood, vite estompé. En France, on peut lire une vague brève dans la presse spécialisée alignée sur la version de la production : c’est un drame affreux, mais rien ne doit arrêter la magie du cinéma. Rien ne sera évoqué lors de la sortie l’année suivante du film expurgé de la scène meurtrière. Un "mauvais cru" écrit la presse cinéma lorsqu'elle doit pudiquement qualifier les quelques ratages du maître. Il bénéficie alors d’une telle aura qu’on lui pardonnerait tout.

Ce sera le cas.
*
 
Au début des années 80, Spielberg est le wonder-kid du nouvel Hollywood. La période, définie par Peter Biskind, a vu se régénérer le paysage du cinéma américain en moins d'une décennie, démultipliant au-delà de toutes les espérances d'une industrie fatiguée ses potentialités d'encaisser du pognon. Lucas, Scorcese, Copolla, De Palma... de nouveaux réalisateurs révolutionnent la façon de tourner, de produire et de marketer les films. Au sommet du box-office enchaînant les hits depuis 1976, tout ce que touche Spielberg (Jaws, Close enconters, Indiana Jones...) se transforme en millions, voire en milliards. En 1982,  la Warner fait des pieds et des mains pour travailler avec lui, alors que son précédent film ET (1981) bat encore tous les records de fréquentation en salles dans le monde entier.

Twilight zone the movie arrive au paroxysme de la période:

- Le projet est une lubie de Spielberg reprenant la franchise de la célèbre série fantastique des années 60 signée Rod Serling, la quatrième dimension en français. Mais trahissant un peu le concept original, le spectacle se doit d'être plus familial, et cibler un large public, deux sketchs sur quatre ont pour univers l’enfance.

- Le star-system s'est en partie décalé des acteurs aux réalisateurs. Malgré le budget conséquent, il n'y a pas de grosses vedettes à l'affiche de Twilight Zone the movie. Les réalisateurs des sketchs sont les stars: John Landis, Joe Dante (de loin le plus intéressant), George Miller (sorti tout droit de Mad Max) et Spielberg lui-même.

Réalisateur plus modeste du nouvel Hollywood, John Landis doit son succès à des comédies potaches avec la star du Saturday night live, John Belushi, qui est mort d’une overdose deux mois plus tôt. Le sketch de Landis relatant les vicissitudes d'un raciste confronté en tant que victime aux divers visages du racisme à travers le siècle (le nazisme, le Klu Klux Klan et les exactions de son propre camp), est l’occasion parfaite lui permettant d’allier pour la première fois un sujet plus mature (sur "la tolérance" comme il le rappellera à son procès) à une scène d’action finale d’"anthologie".
*
Vic Morrow dans Twilight zone the movie (1982)

On ne refera pas le procès ici, mais il ressort de la documentation lue sur le sujet que :

- pour s'éviter des problèmes et des contrôles, la production (Spielberg / Landis) n'a pas déclaré les enfantsLes parents ont été payés 500 $ cash chacun, les noms ne figureraient pas au générique. De plus les parents affirment ne pas avoir été informés des dangers précis de la scène. Leur mauvaise maîtrise de la langue anglaise jouera contre eux au procès où ils passeront presque pour des complices.

- John Landis a sciemment employé un pilote d’hélicoptère non qualifié selon les standards de sécurité des tournages pour s’assurer de sa totale soumission à ses souhaits "extrêmes" de mise en scène. Au procès, Landis reportera toute la responsabilité sur les artificiers.

- plusieurs témoignages relatent l’état second du réalisateur, très énervé et incohérent cette nuit-là, au point où bruisse fortement la rumeur d'une prise de cocaïne (très répandue alors dans le milieu).

- Contrairement à certains témoins certifiant l’avoir vu fuir en catastrophe quelques minutes après l’accident pour préparer une stratégie de défense, Spielberg nie avoir été présent sur le tournage de la "grande scène" du film que, pourtant, il produisait. Il niera même avoir été prévenu du tournage de ce plan. La plupart des journalistes cinéma mondiaux s’aligneront sur sa version des faits: il n’a rien a voir avec l’accident. Dans la biographie (non-officielle) qu’il lui consacre, John Baxter rapporte que vingt ans après le sujet est encore bien sensible pour Spielberg. Si un journaliste aborde cette question avec lui, le réalisateur perd son flegme promotionnel pour clore sèchement l’entretien.

Steven Spielberg, acteur, dans Blues Brothers de John Landis (1981)

Au terme de plusieurs années de procédure judiciaire, l’affaire se conclut en 1987 sur un acquittement généralisé. Un accord financier est trouvé entre la Warner et les familles. Un acteur de "l'ancien Hollywood" et deux enfants asiatiques ne pèsent pas lourd face à la puissance de feu d'une major et aux futurs gains potentiels des jeunes bâtisseurs de nouveaux empires cinématographiques. A cette époque, sous leur influence, en plus de véhiculer au niveau planétaire la suprématie d'une American way of life aux apparences si cool, le cinéma devient une industrie qui compte de plus en plus lourd dans l’économie US[2]. Sous l’impulsion d’un ancien représentant syndical d’Hollywood élu président des Etats-Unis au début de la décennie, le pays entre dans une violente période libérale où l’humain devient marchandise, le travail un champ de bataille où le plus faible, le sans défense, n'a plus qu'à mourir écrasé. Ironiquement, Landis l’avait résumé quelques mois avant le drame face à des étudiants en cinéma:

"Le système de censure de l’industrie cinématographique reflète la morale de l’époque. Maintenant avec Reagan, c’est OK de massacrer des enfants, mais les seins nus sont interdits. La morale de l’époque est profondément malade."[3]

Landis n’aura pas attendu d’être blanchi au tribunal pour se refaire la cerise. Après la tournée télévisée de sa dépression post-tournage à base d'hommage "à nos chers disparus" (qui sera plus ou moins la campagne promotionelle d'un film dont la warner poursuit le tournage malgré les morts), il tourne à la rentrée 83 le clip Thriller de Michael Jackson.


Des zombies qui se vengent d’un danseur s’étant gaussé d’un mauvais film de série B en salle (on voit l’affiche d’un film de Landis sur la façade du cinéma d’où sort MJ): celui averti des antécédents tragiques du réalisateur y verra la plus glauque des mises en abyme. Le triomphe du clip de Jackson efface le déjà faible souvenir du fâcheux accident et porte Landis au sommet de sa gloire. Le réalisateur n’aura finalement pas révolutionné le cinéma, mais le clip. Le reste de sa filmographie sera un lent naufrage artistique.

Une difficile reconversion

On s’attendrait à ce type d’histoire sordide dans les cartels de l’énergie ou les arcanes de la grande finance, pas sur une production Spielberg: ce cinéaste "sensible" et "qui n'a rien perdu de son âme d’enfant" (et autres mièvreries écrites à son sujet par une critique idolâtre). Trente ans après alors que le film est un navet oublié qui n'aura accumulé "que" 30 millions de dollars de recettes, que l'industrie hollywoodienne où tout est immédiatement "formidable", "culte", "two thumbs up" et "immanquable" ne génère quasi systématiquement que du prêt-à-consommer cloné et sans âme pour multiplexes mondiaux avec la concours d'une presse publicitaire qui perpétue le mythe merveilleux de la grande famille du 7e art où tout le monde s'éclate en travaillant dur dans l'égalité de classe la plus totale, et alors que la Warner annonce un remake de Twilight zone the movie pour l'été prochain, célébrons la date anniversaire d'un drame caché, la face obscure d'une façon de penser les films, les spectateurs et le petit personnel.
*
C'est quelque part dans ces années-là que les jeunes génies d'Hollywood sont devenus de vieux cons d'abord soucieux de faire du blé. C'est quelque part à cette époque qu'ils ont perdu toute magie.


[1] Riche en peu de temps, Spielberg est alors au début de sa période la plus prolifique en tant que  producteur (Back to the future, Goonies, Gremlins…). Il créera sa major personnelle, Dreamworks, une décennie plus tard.

[2] En 1989, la chaîne HBO annule la diffusion d'une enquête sur le sujet, au motif qu'elle pourrait fâcher des partenaires commerciaux.

[3] 27 janvier 1982, American film institute

9 comments:

Gillouf a dit…

Article intéressant, mais pas complétement d'accord avec ton point de vue :

Dire par exemple que la carrière de Landis n'a pas été affectée me parait faux...
Du jour au lendemain alors que c'était un réa que l'on qualifierai aujourd'hui comme faisant partie de la "liste A" qu'il avait enchainé succès (ou demi succès comme les Blues Brother), qu'il avait révolutionné le clip (comme tu l'as justement remarqué) ; il s'est vu refusé tout projets perso et on lui a plutôt refilé des projets moins prestigieux.
Il y'a eu clairement un avant et après cet accident dans la carrière de Landis.

Dire ensuite que la carrière de Landis n'a été par la suite qu'un long naufrage est aussi un peu exagéré.
C'est oublier un Prince à NY et surtout un Fauteuil pour deux qui sont (de loin) les meilleurs films avec E. Murphy...
C'est oublier "Innocent Blood" où il arrive à faire passer Anne Parillaud pour une bonne actrice.
C'est oublier enfin "Dream On" qui est est véritablement la première série un peu adulte de la TV ricaine et la première grande série HBO et des Crane et Kaufmann (les futurs créateurs de FRIENDS"...
Dream On, en son temps, a autant révolutionné la série US que Thriller a pu le faire pour le monde du clip (de façon plus souterraine pour Dream on)...

Seb Musset a dit…

@Gillouf > Effectivement, Trading Places (tourné juste après je crois) sort du lot. Surtout pour son scénario. Il y a eu une courte période au début des années 80 où plusieurs films populaires et prophétiques sur la finance sont sortis des studios (Rollover, Wall street...). Puis, plus rien.

Guyb a dit…

ALLOCINE : << Accident Fatal


Lors du tournage du segment de John Landis, le comédien Vic Morrow et deux enfants vietnamiens, My-ca Ding Le et Renee Shin-Yi Chen, ont trouvé la mort à la suite d'un accident d'hélicoptère. Alors que l'acteur et les jeunes comédiens traversaient une étendue d'eau dans un décor en flammes, un hélicoptère planant 8 mètres au-dessus d'eux n'a pas pu éviter un explosif pyrotechnique et fut endommagé, rendant difficile le contrôle de l'appareil. Ce dernier s'écrasa sur la jeune fille tandis que le jeune garçon et l'acteur furent décapités par ses pâles. Cet accident valut au réalisateur des "Blues Brothers" une inculpation pour homicides par imprudence, avant d'en ressortir acquitté. Ironiquement, Vic Morrow espérait que ce film lui permettrait de relancer sa carrière
>>

Y'a tellement de bons films non "hollywoodiens" américains qui ne sont pas exportés... Bien dommage, les films dits "indépendants" de ce pays sont souvent d'une très grande liberté et d'une qualité indéniable. Mais pas d'export = pas connus !

Stéphane Grangier a dit…

Terrible, et dans le nouveau film, qui va jouer Vic Morrow ?

Seb Musset a dit…

@MikeHammer > De ce que j'ai compris. Nouveau film avec le même titre, mais pas les mêmes histoires, réalisé par Matt Reeves (cloverfield, Super 8)

Seb Musset a dit…

@Guyb > Un peu la même chose partout. L'industrie ciné US bénéficie d'un réseau de distribution qui est un héritage de l'après guerre, est d'un systeme de taxation qui garantie sa suprématie au niveau des entrées salles. En résumé, le cinéma français se finance en partie sur les entrées salles du cinéma US. Donc, une bonne année en salles pour le cinéma français (en pdm) est, en fait, une mauvaise année pour le cinéma français. Un peu pervers, mais tout le monde y trouve son équilibre. Le cine US (ca favorise les gros films sur nos écrans) comme le ciné français (multiplications de petits films qui n'ont pas le souci d’être rentables en salle).

Stéphane Grangier a dit…

Tu ne m'enlèveras pas de l'esprit que ce Vic Morrow avait quand même une sacrée foutue gueule de tanche (photo). (Paix à son âme)

Seb Musset a dit…

@MikeHammer > Il a un côté Johnny Cash prononcé.

Anonyme a dit…

Merci d'avoir rappelé cette inhumanité qui se vante de nous faire rêver .

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