Petite histoire du déclassement.
(Un peu de lecture pour les vacances, enfin si t'en as,
sans tralala et avec des bouts de fast-food culture dedans parce que c'est ça aussi le déclassement)
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Plus faibles rémunérations
pour plus de diplômes, entrée tardive dans une vie professionnelle elle-même plus fragile, conditions d'accession à la propriété suspendues à des crédits à perpétuité,
rédaction d'articles non rémunérés... :
sentiment ou constat, nous sommes beaucoup à penser moins bien vivre par rapport à nos parents au même âge, nombreux à nous dire "déclassés". La thématique reste pourtant rare dans le discours politique des partis de gouvernement comparé, par exemple, à la religion ou à la prostitution.
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Pourquoi le déclassement peine-t-il autant à poindre dans les médias ? Pourquoi les politiques hésitent-ils à s'y atteler ? Et pourquoi ceux qui l'expérimentent
ont-ils d'abord fermé les yeux à son sujet
?
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En 1984, Yves Montand nous affranchissait :
"Le problème : ces privilèges, nous nous y sommes tellement habitués..."
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Petit retour en arrière sur deux étapes majeures de la France post-industrielle. Elle est passée en 30 ans du capitalisme "à la papa", vecteur d'ascension sociale certes relative, mais pouvant encore se targuer d'un "il n'y a de valeurs que d'hommes", au néo-libéralisme déconnecté de l'humain, où ceux qui travaillent le moins gagnent le plus, pouvant se résumer en un : "Si les hommes possèdent encore quelques valeurs, bah on va leur prendre !" :
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1 / 1989. Fin du bloc de l’est qui maintenait l’occident dans une vague cohésion sociale face au péril communiste. Depuis des années, sous inspiration des théoriciens de l'Ecole de Chicago, capitalisme actionnarial et libéralisme paradent outre-Manche et outre-Atlantique. Se propage parallèlement au niveau planétaire, l'iconographie télévisée de classes moyennes prospères, d'où les représentations du travail et du crédit sont expurgées.
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Exemple type du "tout confort, zéro effort" des années 80.
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En France,
le terrain se prépare depuis 1983
avec la reprivatisation d’entreprises publiques (certaines furent d’ailleurs
sauvées de la faillite par les nationalisations de 1982) et "
le tournant de la
rigueur" dont le symbole marketing le plus mémorable reste le show
Vive la
crise ! avec Yves Montand, que les futurs déclassés, encore mômes, regardent fascinés entre deux épisodes de
Dallas. Si nous y mettons du nôtre,
on nous promet l’Amérique sous la forme d'"Etats-unis d'Europe". Au final, on aura surtout
des délocalisations à moins de deux heures d'avion.
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2 / A partir de
1984 s'enclenche une
gigantesque privatisation (et création ex nihilo)
du paysage médiatique français. Presse, tv et radio (alors acquis à la gauche syndicale et intellectuelle) sont vendus à des "
capitaines
d’industrie" (pèle-mêle : vendeurs d'armes, entrepreneur des BTP, Berlusconi, agences publicitaires...) ou à des jeunes entrepreneurs (nous sommes
alors en plein dans l’apologie des icônes de la gagne
type Tapie) qui feront de
leurs radios "libres" des
groupes cotés en bourse en un peu plus d'une décennie.
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Néo-capitalisme triomphant relayé par un quadrillage média (se concentrant d'année en année dans les mains de proches du pouvoir) sans contre
idéologie structurée (Le socialisme entre dans une logique
d’accompagnement d'un capitalisme débridé se cachant derrière l'idée européenne, tandis les partis de contestation se divisent) : il faudra une quinzaine d'années pour qu'accède à la responsabilité suprême le "président des riches". C'est relativement long comparé aux basculements libéraux observés alors en Europe (Irlande, Espagne, Angleterre…).
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Mai 2007. L'élection du Monarque est un accélérateur de déclassement,
qu'il soit réel ou perçu.
Son discours s'appuie sur les jeunes, avec
la promesse d'une fluidification de l'accession à la propriété (par le crédit) et d'un surplus de travail (sans augmentation, celle-ci étant conditionnée au surplus).
Il s'adresse aussi aux plus âgés :
un électorat ne travaillant plus ou en passe de partir à la retraite,
souvent propriétaire (dont la valeur du patrimoine est conditionnée à la
"soif de propriété" des plus jeunes)
parfois bailleur (Le rentier est souvent l'actionnaire d’une entreprise de désordre garantie par le politique. Ici, il s'est gavé sur le dos du jeune avec la bénédiction du politique). D'autres jeunes adultes, se cassant le moral depuis le début de leur vie active, il y a déjà dix ou quinze ans, déconstruisent un peu tard le dogme de la croissance et perçoivent
les limites d'un capitalisme les ayant traînés de mal en pis jusque-là. Ils assistent consternés au spectacle de
Français s'en injectant
la plus puissante des doses pour cinq ans !
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Sous les effets de "la crise"TM et grâce à la nature excessive du Monarque[1], le quinquennat révélera un peu plus
la coexistence malaisée des deux France: la déclassée ou en cours de déclassement, et celle de la rente. Cette dernière étant majoritairement âgée, voilà
un joli conflit larvé de générations.
un must (enhanced)
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Pourquoi parle-t-on peu du déclassement d'un pan de la population jusqu’en 2009 ?
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1 / La cécité des élites.
Le personnel politique et médiatique est
globalement resté le même durant 25 ans. Plutôt âgés et du bon côté générationnel, par manque d’hétérogénéité sociale, ils n'ont au mieux rien vu venir.
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2 / L'intoxication des baby-boomers futurs golden-retraités.
Durant ces vingt-cinq années, la
"société de la rente" dont Le Monarque est aujourd'hui le VRP
se répand à des degrés moindres, mais très avantageux tout de même, vers la génération des aînés : situations professionnelles pérennisées, augmentations de salaire, patrimoine immobilier rapidement remboursé avant que les prix ne flambent fort opportunément... Tandis que les conditions de travail et les revenus des jeunes débarquant sur ce qui devient un "marché" se dégradent comme jamais (du stagiaire non payé au cadre sur exploité payé 10% que le SMIC, le tout sous l'emprise du chômage et des discours de motivation interne visant à fusionner leurs cerveaux sur la grille de rendement de l'actionnaire) la santé, les retraites, le logement deviennent les chasses gardées des baby-boomers. Dans la presse,
les "problèmes" de société : travail, immobilier, fiscalité sont abordés selon leur prisme. Ce déséquilibre est antérieur à l'arrivée du Monarque, mais ce dernier l'a renforcé comme personne sur les plans symbolique et législatif.
Les
baby-boomers, devenus seniors avec de bonnes retraites, des
"golden-retraités", sont les bénéficiaires des deux premières années de son quinquennat.
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3 / Un silence nécessaire.
Le capitalisme a besoin de silence pour opérer, via ce décrochage générationnel, sa mue sur le terrain du travail (un packaging comprenant flexibilité, temps partiel, baisse des salaires, dégradation du statut de cadre, atomisation des syndicats et baisse des protections, permettant de "corriger" une situation trop "favorable" pour les salariés des années précédentes). Dans cette période : tandis qu'à l'arrière, les aînés prospèrent dans leurs certitudes, leurs enfants, tourneboulés dès le départ par le consumérisme et le désir de "s'intégrer" à un monde qui est en fait révolu, sont envoyés au casse-pipe en première ligne sur le "marché" via les stages et les contrats précaires.
4 /
La soumission des jeunes.
Entre 1985 et 2000,
l'usage du CV et les stages se généralisent au point d'être défendus par tous comme
"indispensables au parcours professionnel". Un salarié officiant à deux ou trois postes pour le quart du prix d'un salarié, c'est d'abord
indispensable... pour l'entreprise bien décidée à ne pas réduire ses marges (là aussi le politique est le garant d'un désordre au bénéfice prioritaire du patronat et des actionnaires). Chacun s'habitue aux différences salariales considérables d'une génération à l'autre.
Le déclassement salarial s'opère dans un relatif mutisme : dans certaines sociétés, avant d'être 9/10 fois jetés au bout de 6 mois, les stagiaires à 300 euros mensuels, carburant à la croyance d'embauche, côtoient des salariés
inlicenciables à 4000 nets, les premiers étant parfois plus compétents ou diplômés que les seconds.
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"On a tous nos chances, à nous de nous battre". TF1 + M6 = TF6
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Au cours des années 90,
le stage remplace le service militaire (tout juste supprimé). Il s’étend aux filles, se prolonge dans le temps et ne bénéficie qu'au capital : l'ennemi est le travailleur lui-même, le stagiaire dumpe les salaires.
Le jeune n’a de cesse d’être "volontaire" et de "séduire" ce monde de l'entreprise alors que celui détermine son embauche sur son coût et sa flexibilité en s'embarassant de moins en moins de nuances dans son management. La soumission progressive des jeunes générations aux codes du travail 2.0 sera parfois soutenue par les parents (financement des études, hébergement à la maison jusqu'à 30 ans, garant pour le loyer, de temps à autre règlement des courses, apport pour l'achat de la voiture…). Les
"coups de pouce" reculent d'autant la conceptualisation du déclassement.
Glissant peu à peu, si ce n’est dans l’inconfort physique au moins dans un flou angoissant quant à son avenir proche, la jeune génération X, Y ou Z puise ses ambitions et sa volonté
dans la représentation d'un modèle économique victorieux véhiculé par les politiques, les médias et leurs parents : celui d'une période passée de plus en plus déconnectée de sa réalité. Comme on le chante alors dans les pubs pour baskets américaines fabriquées en Asie :
"juste fais-le". Si le jeune veut, il peut. A force d'effort,
"ça finira bien par marcher". Il n'en sera rien ou si peu.
Au
petit jeu de la béquille familiale,
le rôle de l'héritage est renforcé. Au sein des
classes moyennes, ceux partant avec
un pactole parental plus épais sont au final
les plus favorisés. Les situations de déclassement deviennent individuelles, décalées, honteuses - et globalement tues ou recouvertes de
la couverture marketing de "la galère" -. Elles commencent insidieusement à se creuser, aiguisant les appétits et rancœurs car les budgets se serrent, et mettent en compétition des individus de même couche sociale.
Résumons. D'un côté, une jeunesse confrontée au sous-salariat et au chômage, à laquelle politiques et médias ne déclinent que trois options en boucle : s'endetter, travailler pour rien et être vidéosurveillée. De l'autre, une France de plus de cinquante cinq ans qui possède, dépense et dispose. Cette France-là est aisément entretenue dans l'illusion d'une société où "tout ne va pas si mal" puisqu'effectivement, pour elle, ça va mieux que jamais. Si l'on en parle un peu du déclassement aujourd'hui dans les médias, c'est d'abord au travers des inquiétudes de la génération des golden-retraités. C'est parce que les baby boomers ont fait leurs la thématique du déclassement qu'on l'évoque enfin ! Ils s'inquiètent de la dégradation des standards de vie de leurs enfants et prennent conscience que l'économie du "coup de pouce" a ses limites. La thématique remonte aussi en parti car la première vague de déclassés atteint les 40 ans et le décrochage devient pesant : logement inaccessible, construction d'une famille repoussée, mauvaise couverture santé, retraites plombées...
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La frilosité du politique à aborder la question du déclassement s'explique par
la démographie.
Le déclassement touche par définition la partie la plus jeune de la société et celle-là vote moins. Évoquer trop abruptement ce thème et son articulation actuelle (les jeunes qui financent de leurs misères, de leurs dettes et de leurs loyers, le train de vie des aînés),
c'est prendre un risque.
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Le déclassement n'est pas tant un symptôme de l'époque que le résultat d'un mécanisme enclenché depuis un quart de siècle. Une génération a été gâchée dans le silence, tandis qu'elle faisait les affaires d'un monde de l'entreprise en pleine
"optimisation". Ce recalibrage des prétentions permet aujourd'hui
une baisse des standards pour les nouveaux venus (qui, eux, ont grandi avec la télé-réalité propageant l'idée de soumission et distille codes et méthodes pour "réussir" en écrasant son prochain).
Conclusion :
Vers un sursaut des déclassés comme en Tunisie ?
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Ça parait mal engagé. La proportion de
golden-retraités et de
déclassés névrosés (déclassés prisonniers du confort via un travail minant assorti d'un crédit sur 30 ans) est encore très importante. Le type vraiment
dans la mouise consacre l’essentiel de ses forces à survivre.
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Pour les autres. Tant que nous envisageons le déclassement individuel sous la forme d'un "manque à gagner" afin d'égaler le train de vie de nos aînés, il ne se passera rien. Chacun continuera à payer de sa personne (augmentation de la charge de travail sans compensation, surendettement…) jusqu’au point de rupture intime. Le déclassement est un processus bien plus large qu'une simple histoire de standing domestiques. Il inclut la destruction des acquis sociaux, la casse des protections collectives et des services publics, l'alimentation discount, la dégradation programmée de l’éducation, la privatisation totale du moindre aspect de la vie quotidienne, les processus d’isolement et de défiance des uns envers les autres.
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Nouvelle étape aujourd'hui. Après un bon dévissage de l'économie, une reprise molle qui ne profite à personne et une avidité sans limites des forces de l'argent,
la condition du déclassé déborde de la sphère "jeune" pour atteindre d'autres populations.
Le clivage générationnel perd de sa pertinence. Les stagiaires ont toutes les raisons de s'unir aux quinquagénaires licenciés, aux auto-entrepreneurs, aux fonctionnaires dont les missions et les tarifs sont cassés ou encore aux "retraités abandonnés" (les déclassés de la retraite, autre catégorie en forte progression et encore plus ignorée). Tous sont déclassés, pas à la même vitesse, pas au même moment, mais suivent la même dynamique.
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Le déclassement est une étape transitoire entre deux mondes. C'est un terme pratique recouvrant une multitude de cas particuliers, posé sur un mal qui grignote la société depuis un bail en remontant silencieusement par les jeunes actifs. Le déclassement est aussi un mot dépassé. Nous sommes désormais dans le cloisonnement d'une large partie des classes moyennes. Tout en s'assurant de sa malléabilité face aux "impératifs du marché", se construit progressivement (avec parfois son concours)
sa ghettoïsation (géographique, éducative et professionnelle) afin de bloquer son ascension vers la partie supérieure de la société ne voulant plus partager.
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Est-ce une bonne nouvelle ? A ce rythme, d'ici 20 ans
les enfants de déclassés ne devraient pas se considérer comme tels.
[1] Avec dans l'ordre des coups de poignard à son électorat : nuit du
fouquet's, yacht de Bolloré le lendemain de l'élection, mannequin milliardaire
emballée c'est pesé à Eurodisney en 24 heures chrono, scandale de la nomination (annulée) du Prince Jean à la tête de l’
Epad et un chèque de 30 millions d'euros à Liliane B. de Neuilly.