- "C'est toujours pareil. Nous, la classe moyenne, on en prend plein la gueule !"
Me lance Yolanda au bout de deux minutes pour en finir avec cette déviation économico-politique de la soirée éloignant le couple de trentenaires de ses béquilles à bla-bla traditionnelles, à savoir la maternité politiquement incorrecte de Florence Foresti, les moules à la plancha et les vérines M6 boutique.
Ce samedi soir, dans l'appartement couleur taupe-violine grisée méticuleusement décoré et sursaturé en tabourets, après un copieux cassoulet au gingembre et un exposé de mes hôtes, Yolanda et Bobi sur la nouvelle gamme de tabourets Ikebas "ké trop pas chère", je tente de leur expliquer le principe de déflation dans lequel notre pays entre gentiment.
SEB MUSSET dans un effort de synthèse post-cassoulet
- "La déflation c'est quand tous les prix s'écroulent."
YOLANDA l'œil frisant
- "Trop top, on va pouvoir acheter plus de tabourets !"
C'est pas gagné.
Ce n'est pas la première fois que la Bobi-Yolanda, petite S.A conjugale, pleurniche sur ses conditions de vie qui, du "boulot à la con au salaire de merde" (sic) en passant par "[leurs] enfants qui ne respectent pas leur autorité et regardent trop la télé" (sic-sic) jusqu'au "nous on fait que payer pour les autres" (sic-sic-sic-aie-aie-aie), se dégradent de jour en jour. Mais c'est la première fois que le terme de "classe" est employé par nos jeunes apologistes du chacun pour soi, chacun chez soi et même déco pour tous.
Faut-il voir dans cette soudaine affirmation d'une appartenance sociale, la conscience des rapports dominants / dominés tels que les établissait si justement Jean-Claude Marx dans K comme Kapital ou les cent siècles de Kick-Boxing social dans ta tronche de télé-blasé (éditions du jet vain) ? L'essentiel de la soirée ayant porté sur la prochaine acquisition d'une 207 à vitres teintées pour remplacer la 307 de 99 "qui fait trop plouc hein biquet ?"[1] grâce à une prime à la casse avant, un double Cofinoga arrière avec rétablissement sur le PEL du petit : J'ai bien peur que non.
Reste que Yolanda est persuadée de la survivance d'une classe moyenne dont elle ferait partie.
Alors qu'elle me sert dans une tasse Renato Beaufatuna mon type de café encapsulé favori[2], je profite du shoot anesthésiant de glucose provoqué par l'absorption de mini-baba à la Kevin d'UDPP pour recadrer avec la nonchalance didactique d'un Clint Eastwood dans Le bonus, le banquier et le truandé, les illusions de ce prototype standard d'enfants d'enfants du baby-boom qui, à défaut de comprendre que demain c'est déjà aujourd'hui, se persuade que ce soir c'est toujours hier.
Je vous livre ma plaidoirie (on sait jamais ça peut servir) en plus détaillée et générale, la version originale étant plus personnalisée et diplomate :
"Tu vois Yolanda... D'un côté, il y a les riches (jusqu’à l’indécence), de l'autre les pauvres (pareil, jusqu'à l’indécence). S'il subsiste une classe moyenne telle que tu l'imagines en te basant sur l'exemple de tes parents, elle concerne relativement peu de monde (Cadres CSP+++, ingénieurs ultra-spécialisés, chefs d'entreprises en pointe, professions libérales...). A en juger par ta fiche de paye (1500 euros / net, autrement dit que dalle lorsqu'on en dépense 1600) et ton niveau de stress (3 lexos / jour et 1 heure de Naintendo DS), malgré la possibilité d'une 207 (dont tu oublies un peu vite que, comme pour ton mariage en relais-château et tes frais dentaires, ton papa va payer la moitié) et même si ton niveau de confort domestique (contre un endettement à 50%) est enviable pour beaucoup, toi et Bobi faites partie de la deuxième catégorie.
La classe moyenne est un concept de la seconde moitié du XXe siècle qui répondait à une industrialisation et à un ordre économique occidental où régnait dans chaque pays une forte dominance étatique. Pour faire simple : Nous avions la promesse de technologies améliorant nos conditions de vie, des états burnés capables d'envoyer balader des continents, des industries et une main d'œuvre bien payée qui réinvestissait son salaire dans l'acquisition d'objets manufacturés sur place.
Une partie croissante du prolétariat pouvait jouer aux riches sans y perdre de plumes et, si d'aventure lui prenait l'envie d'être propriétaire de son logement, les banques lui prêtaient raisonnablement sur une période courte un complément ne mettant pas en péril les finances du ménage. En toute logique, en parallèle à l'amélioration de ses conditions de vie, la conscience d'une classe ouvrière s'estompait.
Mais ça Yolanda, c’était avant la globalisation de l'économie et le glissement de nos emplois en l'espace d'une génération (la tienne) vers le secteur tertiaire avec sa cohorte de jobs sans signification pris dans l'étau de rémunérations immobiles (bah oui tu comprends y a du chômage de masse) et d’un impératif de productivité toujours plus poussé (bah oui tu comprends y a la concurrence).
N’étant plus un facteur d’enrichissement individuel mais une variable d’ajustement nécessaire à ton employeur pour rester compétitif jusqu'à temps qu'il te jette, ton salaire te permet tout juste de te maintenir à la surface. Sur ce point, reconnais ta part de culpabilité : A vouloir sur-consommer sur le modèle de tes parents, tu te retrouves à devoir rembourser un logement surcoté, des dettes multiples pour de la pacotille et une ribambelle d'abonnements que tu conçois comme les preuves de ton appartenance à cette classe moyenne.
En agissant ainsi, tu as accéléré le processus d'atomisation de ta classe (selon les schémas pépères que tu te dessinais sur la base de ceux vus conjointement chez tes parents et dans les séries américaines).
Dans ton bonheur matériel à portée de crédit, tu n'as pas vu que 1 / Tes parents avaient en réalité moins que toi. 2 / Ils étaient moins nombreux. 3 / Leur taux d'endettement était bien moindre.
Ajoutons que là où un couple de la classe moyenne des années 70 menait son petit bout de chemin social confiant dans le jour d'après et souvent sur la base d'un seul salaire, vous êtes aujourd'hui deux à courir langue pendante, angoissés par demain. Si la classe moyenne telle que tu l'idéalises s'en prend plein la gueule, la femme prend double ration. Rares sont les couples qui peuvent s’autoriser un semblant de vie comme papa et maman sans que les deux ne suent comme des gorets à la gloire du Medef. Tu peux te marier, divorcer, recomposer à l'infini des familles, échanger les enfants et les mamans (du point de vue marchand c’est même encouragé), une seule règle subsiste : Hors du couple point de salut financier. Dans ce domaine, malgré les apparences de modernité, en terme de conventions, de carcans et de sentiments, pas vraiment de progrès depuis les romans de Balzac.
Tes parents payaient cash des objets relativement exceptionnels et chers, faits pour durer et qui étaient perçus comme les signes d'une amélioration de standing. Tu consommes à crédit du commun, obsolète et auto-destructible dans un semestre, pour ne pas être exclu de la compétition des apparences avec ce voisin que tu méprises. Et encore, au prix d'une traque quotidienne de la bonne promotion.
Tes parents investissaient, tu ne fais que renouveler. Avec la complicité de banques te déroulant le tapis rouge jusqu'à l'absurde il y encore peu de temps, tu as gardé cette naïve conviction : Les trente glorieuses sont éternelles. En fait de classe moyenne, ta vie est une guerre de chaque instant où les roquettes des crédits à la consommation succèdent aux rafales de bombes à agios. Désormais tu luttes pour rester à la surface d'un standing, garantie fantasmée de confort et de sécurité, que par mimétisme familial tu estimes du à ta classe : Saisis-tu la différence ?
Les apparences sont illusoirement conservées, voire superficiellement améliorées (du point de vue technique) mais les privilèges de ce standing, ce que l'on ne peut pas compter, la confiance et le bien-être, sont évaporés. Réalité à paillettes des peoples, publicité et discours euphoriques de Christine Lagarde, tu observes l'inverse à la télé. Ça te fout un peu la haine : C'est bien légitime. Rien de tel pour raviver ta jalousie envers ce collègue de bureau qui est payé trois euros de plus que toi, le salaud.
Pour oublier, tu consommes.
Le marché est malin. Sur la base d'une exploitation salariale loin de tes yeux et d'une optimisation quasi-totalitaire de la distribution ici, il t'a développé le hard-discount et des magasins de chaine (high-tech, fringues et déco) pour soulager tes insatiables pulsions matérielles tout en te donnant la sensation d'avoir encore des biffetons dans les poches.
Et c'est ainsi qu'au lieu d'aller au théâtre, au restaurant puis en boîte, bref de profiter comme l'aurait fait nos parents trente ans plus tôt, nous bouffons ce samedi soir une boite de cassoulet dont tu précises qu'il est bio en omettant de dire qu'il est surtout Lideule, dans ton salon Roche-Bobos à trois bâtons que t'auras fini de payer en 2022 tout en discutant avec ton partenaire de crédit de vos prochains tabourets.
Question estime de toi comme tu as tout réduit à la marque, celles de "luxe" te fabriquent dans un no moral's land social des accessoires griffés (lunettes, ceintures et tee shirts) pour 3 euros qu'elles te vendent ici 150 et que tu es "trop fière" d'acheter 90 sur ventes-trop-pas-privées.com parce que 1 / tu as le sentiment de faire partie des grands de ce monde 2 / tu es plus intelligente que ton voisin (qui achète la même chose au même tarif au même endroit). Se faisant, tu fais concrètement subsister les marchands du temple au "bling" (dans la mesure où, n'écoulant pas tous les jours des robes à 100.000 euros, elles font probablement le gros du pognon avec les fauchés), tu t'appauvris et renforces le dumping social ici et là bas.
Je passe sur le fait que tu es trop gâtée, que tu coûtes bien trop cher en frais de santé et d'éducation (puisque l'état a baissé les bras et abandonne tout au privé), que tu as pris selon ses termes de mauvaises habitudes (35 heures, congés payés et toussa) et qu'en contrepartie tu ne produis pas grand chose à part des services (au choix : 1/ basés sur l'arnaque de tes semblables ou 2 / utiles à ceux qui ont encore du pognon mais dont tu profiteras de moins en moins jusqu'à ta complète exclusion de ce type de prestations). Notre monarque et son gouvernement te le font rentrer dans le crane avec force média et législation au marteau-pilon : Dans le domaine public, il faut que tu fasses aussi jouer la concurrence ! Il ne sue pas trop pour te convertir : Consommer et comparer les offres, c'est ton truc. Sauf que là aussi, la casse du service public tirera un peu plus ton standing vers le bas. Santé, éducation, transports sont autant de services dont tu t'apercevras trop tard dans un haineux "oh putain ça a encore augmenté !" qu'ils étaient de qualité et peu coûteux.
Bref, Yolanda ta classe moyenne se meurt. Son curseur semble définitivement tourné vers la misère. Vaccin, couche d'ozone et danger de la cigarette : L'état t'occupe la tête. Il te martèle un discours écologique pour tromper ta chute de standing. C’est cool d’être pauvre, tu pollueras moins. Sauf que, tu sais ce qu'on dit déjà dans les couloirs de la world company : "Une classe-moyenne de perdue ici, cinq de retrouvées en Asie".
Au cœur de ton malaise : Le sentiment qu'il n'y a aucune solution. Qui va te sauver : Ton patron, les marques ou leur attaché de presse a.k.a ton monarque ? Yolanda si tu attends que ta situation s'arrange planquée derrière ton plasma, soumise le reste du temps aux désidératas de ta direction en croisant les doigts pour pas te faire virer, décompressant par le burning de carte bleue le samedi (et bientôt le dimanche), tout en évitant les sujets qui fâchent avec tes rivaux de standing et en appréhendant ton voisin comme un concurrent, prépare-toi à toujours pleurer. Le monde ne va pas changer, c'est toi qui va disparaître.
Il reste tout de même un espoir : Tu es la plus nombreuse et ton monarque a peur de toi.
Ne lui sert pas ta résignation sur un plateau. Casse le règne de l'objet et redonne de la valeur à ta vie. Identifie ceux qui ont les mêmes intérêts que toi[3]. Ensemble, à chaque abus, que vos voix fassent trembler ceux qui n'ont aucune raison d'arrêter tant que tu te tais, ceux qui ont tout à gagner à t'isoler avec tes désirs en tube de tabourets et de 207 à vivres teintées. Toi, tu peux encore regretter un monde perdu, imagine ce que sera celui de tes enfants s'ils n'ont pour exemple que ta soumission et la pauvreté de tes ambitions."
Long silence dans le salon taupe. Toussotements. Et l'hôtesse en ceinture Daube et Gabanno de relancer le débat :
YOLANDA
- "Bon, on fait un poker ?"
[1] Yolanda vivait mal de devoir se traîner à trente et un an dans sa vieille 307. Résidu d’adolescence, c’était une GTD 4 portes, rachetée monnaie sonnante à ses parents au terme d’une affaire satisfaisant les deux parties mais commençant à peser sur les nerfs de la jeune conseillère clientèle. Trajets pour le job, transhumance du vendredi au Mutant : La 307 restait indispensable.
Dans cette civilisation de la voiture comme premier marqueur social, avec le déferlement des concept-cars aux design en courbes sentant bon le cocon plastifié, l’opulence et la transgression, livrés avec gépéhèsse, abéhaisse, herbague, chauffe-burnes, pare-buffle et vitres teintées permettant d’écraser sans être traumatisé, la chignole à maman prenait plus qu’un coup de vieux.
Il était temps de faire de cette pierre angulaire de l’organisation familiale, l’écrin extérieur de son accomplissement de femme libérée.
[2] - Grand-Mère, what else ?
[3] Indice, ils ne sont pas de droite.
Illustration : The shop around the corner de F.Capra (1940)