21 mars 2020

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#Confinement jour 8

Attestation manuscrite au poing, je descends à l’aube courir dans les rues du quartier. Je n’ai pas couru depuis quinze jours hormis quelques séances d’appartement. Je peux me passer de la cigarette de l’alcool, plus difficilement de la course. Je ne croise pratiquement personne à cette heure-là. Ou plutôt si. Deux sans abris, îlots de vie au bas des rues désertes où l’on entend à cette heure-là que le croisement des corbeaux et le claquement des volets comme dans les ghost-towns des vieux westerns.

L’isolement de ceux auxquels on ne fait plus attention depuis longtemps crève les yeux maintenant.
Les oiseaux me narguent désormais à quelques centimètres, pianotent de petits bons sur les rambardes des balcons. Les rares fois où je passe dans l’allée, ils ne décollent plus aussi sec comme avant mais prennent le temps de me regarder de haut. Les oiseaux ne se cachent plus pour nous dire :

- On fait moins les malins maintenant, hein les humains ?

Pour l'instant les humains, eux, restent conditionnés au trottoir. Distance de sécurité ou pas, peu marchent au milieu de la chaussée. Les rues sont réservées au piéton de fait, et pourtant les piétons continuent à y laisser la priorité à des bolides imaginaires. Ceci dit, on n’est jamais à l’abri d’un livreur Uber eats, relique incongrue de la start-up nation, kamikazant pour un bol de nouilles en scooter électrique. Ce serait bien con de mourrir écraser dans une ville sans voiture.

C’est l’heure de vérité. Après une longue observation des lieux et des us par la fenêtre et une étude de marché de l'heure la plus appropriée en fonction des livraisons, j'entre pour la première fois dans la supérette en temps de "guerre sanitaire".

Des palettes d'articles jonchent les allées, les manutentionnaires et le personnel ne chôment pas pour réapprovisionner les étalages. Certains portent des gants d’autres non, un des vendeurs me reconnait malgré mon bâillon et me demande comment je vais. Je lui fais un V avec le main. Ces mecs sont inconscients ou très courageux, mais dans les deux cas pas loin d’être des demi dieux à mes yeux. A la différence de plein de jobs que nous avons le confort de pouvoir exécuter en télé-travail, leur métier est essentiel. Comme souvent dans ce monde d’avant qui marchait cul par dessus tête, plus une tâche est indispensable à la collectivité moins elle est rémunérée.

Ça marche avec presque tout :
Des urgentistes qui sauvent des vies ? Pas important, ça ne vaut rien, les gens ça doit mourrir quand ça doit mourrir.

Les enseignants en charge de l’éducation de centaines d’enfants simultanément ? Penses-tu, des feignants.

Les chercheurs ? Pas assez rentables les chercheurs, ils ne trouvent pas assez souvent.

Le type qui t’apporte ta bouffe et nettoie ta merde ? Pas de Bac +12 pour ça, à quoi bon le payer correctement ?

Voilà le monde qu’on a voulu, celui qui pour lequel on a voté, celui auquel même si l’on se trouve « pas assez con pour voter » on contribue jour après jour depuis notre naissance avec nos renoncements, nos offres promos par paquets de douze, nos commandes en ligne. De nos smart-phone à nos cure-dents en passant pas nos fruits tous importés de l’autre bout du monde, fabriqués, cultivés, assemblés au plus faible coût financier donc au plus lourd coût humain et écologique.
Mais je m’emballe, où est ma liste de courses ?

Merde, j’ai fait tomber le papier. Tant pis je vais arpenter les rayons calmement en tentant de garder mes distances. J’ai répété la scène dans l’appartement : mon gros sac sur l’épaule droite, ma main droite nue maintenant le sac mais ne devant jamais toucher à rien d’autre, je dois saisir les articles avec ma main gauche enrobée d’un gros gant de ski (c’est tout ce que j’ai trouvé dans l’appartement, étrange je n’ai pas skié depuis cinq ans).
Ce n’est pas la pénurie générale mais il n’y a plus aucun produit de lavage ou d’entretien, plus d’oeufs, et je prends les dernières bouteilles de lait. Le rayon des pâtes est devenu communiste : c’est un alignement warholien d’une même marque sur dix mètres. Une marque avec un nom italien genre " Bastafioni " probablement tout aussi bidon que la qualité gustative du machin. C’est trop bon marché pour être de qualité.
Le principe des distances de sécurité est à peu près respecté par tous, hormis quelques petits vieux, ceux au dos courbé et dont tu peux compter les vertèbres à travers le manteau rapé comme je l’ai lu dans un commentaire sur Facebook. Eux et elles ne changent rien à leur routine quotidienne : un petit cabas de secours, de quoi tenir un ou deux jours pour eux et leur animal de compagnie. Les choses se compliquent à la caisse avec la manipulation des articles dans tous les sens. On ne perd pas le rythme, toutes les consignes de sécurité sont soudainement balayées, il faut abattre du client et que ça défile. Nos articles se mélangent entre clients après le scan. Nous sommes tous à moins d’un mètre les uns des autres, la plupart sans masque.
Au tapis d’à côté, je reconnais un célèbre philosophe médiatique qui ravitaille également entre sérénité et empressement. Food for thoughts. Je ne l’aimais pas particulièrement, mais je lui reconnais au moins ça : il est là au milieu de nous alors qu’il avait surement mille endroits plus plaisants où aller vivre sa quarantaine.
J’enroule un kleenex sur mon doigt pour composer le code de la carte, le tout avec une main, celle gantée étant condamnée. Curieuse gymnastique digitale où la moindre erreur conduit à devoir ramasser le précieux sésame bancaire sur le sol très possiblement contaminé.

Je sors de ma première excursion à la supérette avec le même niveau de fatigue qu’après mes trois kilomètres de course du matin. Je vais désormais privilégier les « petits » commerçants du quartier bien plus strictes sur l’hygiène, aux articles souvent plus chers mais plus locaux et très souvent de meilleure qualité. Cet épisode va creuser toutes les inégalités alimentaires, éducatives, culturelles.

Processus de désinfection à mon retour à la cellule même si je suis loin d’être parfait, je laisserai le sac quelques heures avant de le toucher et de manipuler son contenu. Douche, j’ai désormais des mains calleuses de vieux marin à force de me les laver. Ce nouveau quotidien un peu mieux maitrisé, je suis plus efficace dans le télé-travail, moins de temps perdu qu’en temps normal finalement.

Ce gouvernement pour qui « le travail c’est la santé », mais pas les masques, s’apprête à supprimer les 35 heures et raccourcir les vacances en entubant massivement les français confinés qui devront prendre une partie cette peine de réclusion en « congés payés ». Nous vivons déjà une perte de liberté, nous pourrions bien vivre dans les mois qui viennent une régression des droits sociaux sans précédent. La stratégie du choc s’opère sous nos yeux et nous y contribuons pour notre santé et celle de nos proches, oserions même nous affirmer avec la plus belle fougue libérale des jours de grève que nous sommes "pris en otage" ou tout au moins prisonniers. Tout se paiera androïde, tout se paie toujours. Quoi qu’il en coûte.

L. au téléphone. Nous étions tous les deux persuadés d’être un jeudi, mais non c’est bien vendredi. La dilatation du temps commence à opérer. Nous sommes en week-end de pacotille. Nos voix numériquement recomposés autour d’un apéro chacun à son balcon. Se souvenir de chaque instant, chaque sensation, être là l'un pour l'autre dans les pleins et les creux, se nourrir d'hier, imaginer les après sans se laisser trop emporter par demain.

Nous vivons notre séance de cri de 20 heures par le balcon en simultané.

D'autres apéros en ligne qui réchauffent avec les amis sur Skype qu'on réapprend à faire fonctionner.
Je m'en retourne à la confection de plats pour la semaine, sans passer un instant par la case écran ou info alors que c'est mon carburant en temps normal. Ce qui m'importe pour l'instant c'est que j'ai vu un peu grand : me voilà avec une ratatouille pour vingt.

Dommage que je ne puisse pas vous inviter.




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