13 novembre 2011

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Ça s'en va et ça revient

Dan revenait aux sources une fois l'an, en novembre, avec ses enfants.

Il redescendait au pays rendre visite à ses parents. Cela s'annonçait pénible mais il ne désespérait pas de décrocher quelques billets lui permettant de ne pas finir le mois dans le rouge. Il ne quémanderait pas, mais au regard du train de vie des retraités, n'éprouverait aucune honte à leur soutirer quelques centaines d'euros. 

Les parents ? Cause perdue, vestiges vitrifiés de la première moitié des années 70. Isolés aux portes d'un Alzheimer là pour durer grâce aux progrès de la médecine pour ceux qui ont les moyens de se la payer, les rentiers flétrissaient à deux dans la grande bâtisse, informés d'une France effrayante grâce au flux continu de l'info TNT, certifiée vraie le soir au JT, rehaussée en fin d'après-midi par les analyses des experts de Calvi. Parfois, ils s'aventuraient hors du village pour quelque réconfortant colloque de Ciotti ou autre distraction ayant reçu le label bon goût du Figaro. Ainsi samedi dernier, grâce à l'amicale des citoyens vigilants, ils se rendirent en groupe au multiplexe de la ZAC de Sainte-Roche pour découvrir ce film dont tout le monde parlait qui mettait en scène un gentil noir secondant un riche impotent. La symbolique avait titillé leur sensibilité.

Dan arrivait au matin des commémorations du 11, le son des clairons remontait du vieux village. Accueilli par les hurlements du pitbull dressé pour déchiqueter l'intrus en ces terres de haute insécurité où planait parfois la lointaine rumeur d'un pot de mobylette mal réglé, il pénétrait avec sa petite famille dans la bastide. Grâce aux écrans plats dispatchés dans chaque pièce pour combattre la surdité croissante des résidents confis, le vacarme des célébrations parisiennes avec force président résonnait dans la maison sombre. Le gamin de Dan, recherchant de jouets mais n'en trouvant point à part Nadine la poupée du Pit, fonçait sur la table basse du salon poussiéreux, apercevant bien en évidence, entre les Valeurs Actuelles et le dernier pamphlet de Ménard, une pile de Charia hebdo dernier cri.


LE GAMIN
"Euh papa, elle est nase cette BD. Et pourquoi Papy, il en acheté dix ?"

"Parce que papy est un facho qui s’assume mal. Alors dès qu’il peut faire passer des messages anti-musulman à son entourage sans se faire traiter de salaud parce que ce n'est qu'un soutien à la liberté d'expression, il fonce" avait bien envie de répondre un Dan n'ayant qu'une envie une fois le pallier de la bastide franchit: repartir au plus vite. Il n'aurait jamais plus rien de commun avec ces étrangers d'une autre époque, d'un autre pays, d'un ancien monde qui n'en finissait pas d'agonir. "Allez gamin, fais la bise à Mamy". Puis bien vite, sur fond de messe aux militaires morts, schpop fit le bouchon de mousseux tandis que giclaient les cacahuètes dans les soucoupes en formica. On parla de tout et de rien, on prit des nouvelles des gamins, des activités, de la folle vie de la capitale en prenant soin d'esquiver tout sujet politique. Sur l'écran géant, le président de tous les râteliers nouait une écharpe autour d'un émouvant gamin dont le père avait été démembré par une mine afghane pour la grandeur de la patrie alors qu'il allait vider les chiottes chimiques du bataillon.

On fit des réprimandes à Dan sur sa situation financière, son manque de volonté à trouver un travail stable "et ce n’est quand même pas si compliqué, et quand on veut on peut, et la fille de la voisine est conseillère fiscale à 24 ans, elle".

Si seulement, il voulait bien se soumettre et ne pas systématiquement envoyer balader toute forme d’autorité, les retraités seraient tellement plus apaisés. Il est vrai que Dan regrettait parfois d’avoir encore un semblant de caractère qui le rendait à jamais incompatible avec le salariat contemporain, ce soft-esclavagisme prenant de moins en moins de précautions oratoires pour piétiner l’humain. Là-dessus, il reprit une poignée de cacahuètes.

On lui demanda: "Quelle option tu prends pour Canal Satellite toi ?"Ce à quoi il répondit un "Moi je n’ai pas la télé" qui jetait un froid et rendait le rejeton encore un peu plus irrécupérable aux yeux des géniteurs maudissant Mitterrand, les 35 heures et Touche pas à mon pote pour un tel ratage.

Après le repas sans fin, las des monologues familiaux sur les étrangers qui volent le pain des retraités et ces feignants de Français qui prennent trop d’arrêts maladies pour mériter leur triple A, il abandonnait femme et enfants pour rendre visite à Francis, son ancien copain de collège. 

Comme d'autres ici, Francis n'avait pas tenté l'aventure extérieure et passa les vingt dernières années,  dans ce périmètre de quelques kilomètres sentant bon la lavande, le béton et les idées rances, que seule la pression de la spéculation immobilière l'avait poussé à élargir.

(photo non contractuelle)

Dan empruntait donc le 4X4 allemand flambant neuf de ses parents pour se lancer sur les routes en lacets de son enfance et rejoindre la zone enclavée où Francis avait acheté avec l'aide d'un PTZ et de son épouse Peggy. C’était une barre déglinguée en rose délavé, une colossale tache rectangulaire en plein panorama magique. La seule vue du bâtiment à lézardes et paraboles, véritable attentat écologique, accablait Dan tandis qu’il garait péniblement le 4X4 à maman sur un massif de romarin.

"Quand on a acheté, tout était à refaire" lança fièrement Francis accueillant son ami parisien dans le palais de l'émancipation cloisonnée d'où émanaient mêlées les effluves d'encens à la sauge et d'époxy thermosulfaté. "C’est un F5" dit Peggy claquant la bise à Dan avant de rajouter "et moi c’est 4". "Installe-toi" fit Francis d’un large geste d’ouverture vers son intérieur incitant l’invité à s’incliner devant l'évidence matérielle d'un accomplissement aux normes. Dan retrouvait, compilée dans le salon-cuisine, l'intégralité des us et coutumes des programmes télévisés de décoration du moment qui détournaient des chemins de l'indignation une population avide de sucreries mentales, conformes et apaisantes préoccupations payables en dix fois sans frais: un camaïeu maronnasse cassé au vert pistache, une table grise laquée, des cadres rétro éclairés, un frigo américain de Pologne dans une cuisine anglaise faite à Taïwan, elle-même donnant sur un living avec semi-cloison en pavé de verres bordé d'étagères dizaïne avec une reproduction sous verre d'un cliché de décombres fumants photographiés à New-York par Cartier Bresson surplombant l'intégrale du coffret collector de cette nouvelle série trop géniale au sujet de laquelle le visiteur redoutait déjà les assauts du couple pour l’y convertir dès ce soir. Les multiples sources lumineuses n'éclairaient rien et des meubles censés incarner la légèreté, mais qu’on ne pouvait pas déplacer à moins de douze, gênaient les mouvements réussissant même à créer un climat de promiscuité dans une pièce pourtant ample. 

FRANCIS
"Les enfants ? Dan est là !"

Les gamins leur tournaient le dos, le crane dans les cochoncetés de l'écran hurlant au milieu du salon, ne montraient aucun signe extérieur d'activité cérébrale.

FRANCIS
"Pour une fois qu'ils sont calmes, laissons-les tranquilles."

Peu habitué à une telle agressivité de sons et d'images, Dan concluait que la prédisposition mentale conduisant les parents à abandonner leurs enfants aux saloperies de Gulli était probablement du même acabit que celle les poussant à les emmener déjeuner le dimanche midi au Mac Do. Puis, Peggy lui tendit le plateau dégueulant ses victuailles de bienvenue: des triangles de pain de mie miniature au tarama, des pizzas bonzaï, une pyramide de minis fromages en tête de citrouille surplus d’halloween, de petits légumes crus assortis d'un dip poivron-fraise tagada-mayonnaise pompé chez Masterchef dont l’hôtesse lui précisa, limite accusatrice, qu'elle avait passé l'après-midi à les confectionner. Et bien sûr, un micro saucisson du terroir accompagné de sa piquette de récoltant, fort heureusement de taille normale.

Au coeur de ce monde merveilleux, mais inaccessible pour ceux sans caisse, où l'on pouvait se connecter à l'internet le plus rapide, recevoir 250 chaînes et skyper gratuitement jusqu'au bout de la planète, on recevait peu en vrai. Dan constatait que sa visite, prévue de longue date par courriel, avait été l'objet de toutes les concentrations de l’après-midi, le couple allant même jusqu’à annuler son traditionnel pèlerinage du 11 novembre à l'Ikea.

Calé dans le confort, le maître du domaine invitait Dan à caresser la peau du gros canapé d'angle, plus imposant que le 4X4 parental. 

FRANCIS
"Le canapé, c'est une longue histoire. Figure-toi que ça a commencé par téléphone quand on m'a dit que j'avais gagné un filet garni avec du pâté aux cèpes. Il fallait que j’aille le chercher chez Sofa-destock à la ZAC de Sainte-roche. Et paf ! De fil en aiguille, en discutant avec le vendeur, le coup de coeur : j'ai acheté cette merveille. 5000 euros. Bon, sur que c'est un peu long comme crédit, mais faut se faire plaisir parfois. Tâte c'est de la croûte, bien mieux que le cuir."

Après avoir recraché content l'argumentaire du VRP l’ayant arnaqué, Francis avoua que pour compenser l'investissement du canapé (dans cette société d'incertitudes le gros kanapoutz restait une valeur sûre), le couple avait définitivement annulé son voyage de noces en République dominicaine déjà repoussé depuis sept ans.

Francis avait reculé la date, préservant son épargne pour quelque projet plus concret, plus voyant. Les vacances à deux n'étaient pas du domaine du rentable: à la fois du temps et de l'argent pris sur les travaux de réhabilitation de l'appartement. Francis n'en finissait jamais, tout étant toujours à améliorer selon les dires de la Damido. A chaque nouvel évangile de la 6, le voisinage angoissait. La question n'étant pas de savoir qui serait le premier à améliorer son habitation mais de ne surtout pas être le dernier à dépenser pour cette nouvelle décoration qui, du coup, serait démodée. La névrose et l'intérieur s'entretenaient de concert. Et au milieu coulait un revolving

FRANCIS
"Deux ans de travaux, d’électricité à refaire, de salle de bain a reconstruire, de murs à abattre, de cloisons à péter."

La liste des travaux était si longue et contraignante que Dan se demandait comment le couple avait pu acheter un tel taudis aussi cher impliquant tant d'heures de labeur. Sa vie étant conditionnée à l'économie qu'elle pouvait réaliser dessus et l'épuisement individuel restait quantité négligeable, le couple avait lui-même réalisé l'intégralité des travaux. Cela entraînait un surplus de crédit imprévu, 32.614 kilomètres d'allers et venus au Leroy Malin de la Zac de Sainte-roche, 24 mois de nuisance sonore pour les voisins, une pose de parquet gondolée et envoyait par deux fois Francis aux urgences pour cause de main cloutée.

PEGGY
"Heureusement maman nous a aidé financièrement pour finir, sinon on était mal."

FRANCIS
"On lui remboursera, j'y tiens."

PEGGY
"J'espère bien !"

A l'évocation de sa mère par son partenaire de mensualités, Peggy, dont le caractère était en toute autre circonstance proche de celui de l'éponge, haussa le ton. Elle usa de cette si particulière sonorité remontant les allées des Carrefour et des Leclerc aux samedis après-midi lorsque, en un meuglement,  la femme française expédie son conjoint à la catégorie sous crotte parce qu'il ne prend qu'un pack de compotes Dora l'exploratrice "au lieu d'en prendre trois parce que c'est moins cher". 

Le dernier des empotés colmate généralement sa faille d'un "oui-oui" merdeux.

Dan caressait la canapé à quatre mois de salaire, copie en bas de gamme albanais de celui en cuir vu chez ses retraités de parents qui, eux, l’avaient réglé cash. Il n'en dit rien au couple, il ne fallait pas briser les rêves de ceux ayant déjà l'air bien stressés par un quotidien de restrictions, de comptabilité scrupuleuse et de collection de coupons de réduction.

Dan l'avait expérimenté dans ses jeunes années de priapisme consumériste: la course à la vie bourgeoise peut vite cannibaliser la cohabitation des compagnons spécialement s'ils partent sans un minimum d'épargne. S’ils s’étaient aimés un jour, Francis et Peggy avaient déjà tout du couple usé. L'identité de chacun dépendait de l’accès aux merveilles du monde moderne qu'ils pouvaient mutuellement se fournir en cumulant leurs salaires: le standing à renouveler en permanence et les gadgets aussi immédiatement indispensables que rapidement périssables. Ces couples que l'ultra-libéralisme démoulait en série sur le marché du sacrifice s’érodaient bien vite au niveau des émotions. Le cul ? Ça allait bien trois minutes. Et puis toutes ces séries à suivre, ces sorties culturelles en centre co' et les horaires décalés du boulot laissaient peu d'opportunités pour un quelconque carnaval du slip. 

Seuls les plus chanceux de ces couples pouvaient s'offrir le luxe de la seconde chance: une séparation et la famille recomposée pour refaire la même erreur en mieux. Mais pour le moment, pas de seconde chance dans le rêve de la cuisine américaine. Peggy et Francis étaient si inextricablement liés par les traites, le TEG enfoncé bien profond, qu’une fois séparés, ils seraient probablement contraints de cohabiter pour ne pas finir sans rien. La théma pognon revenant toutes les deux phrases (l'autre étant consacrée à ce qu'on avait acheté pour la Toussaint ou ce que l’on achèterait pour  Noël), Dan comprit qu'ils étaient à deux doigts de revendre le canapé pour finir de payer l’appartement. Pour ne pas en arriver là, un mode de survie mentale s’était mis en branle, dédié au fétichisme de l’objet et à la mise en scène d’une vie de famille comblée, car peuplée de choses.

A un moment, lors d'une réclame télévisée hurlante pour Call of BHL, une nouveau jeu de guerre virtuel offrant la possibilité de lapider son dictateur préféré, un des gamins prit une poignée broyée de Krisprols au pâté à 5000 euros. L’un des petits pâtés tomba sur les baskets à Dan.

FRANCIS
"Petit con, tu peux pas faire attention. C’est du gras. Mon parquet bordel !"

"Fais attention mon chou, c’est le parquet que papa a posé tu sais" roucoula la médiatrice tout en se précipitant au sol pour essuyer. Chou était déjà replongé dans les pixels, à bouffer de l'image mastiquant bruyamment sa charcuterie dans un nuage de miettes. Peggy astiquant à quatre pattes  la parquet cloqué entre les jambes de Dan leva les yeux:

PEGGY
"Oui ça a été un peu dur pour les enfants nos travaux."

FRANCIS
"T’inquiète pas chérie, dès que je dégage le budget, on les envoie en école privée."

Avec tous les désordres causés par l'éducation nationale (ses gauchos, ses grévistes, ses assistés)  seule l'école privée leur offrait la garantie d'une éducation sans accroc. La pulsion n'était pas encore indispensable, la publicité restant relativement limitée, mais cette mode venue d'en haut commençait à se propager dans le quartier. Les pauvres ne pourraient bientôt plus faire autrement pour ne pas apparaître pauvres que d’envoyer leurs enfants dans le privé. Gageons que d’ici là, le privé,  comme dans la bouffe en gros ou le tourisme tout inclus, saura contenter les fauchés en les rassasiant d’une gamme d'écoles au rabais avec matières en option et coupons promo.

FRANCIS
"Et puis c'est tout con, mais y'a moins d'Arabes dans les écoles privées."

Dan ne relevait pas le propos, il n'avait déjà pas relancé sur l'anecdote du canapé au prix d'une bagnole, ce n'était pas pour connement se fracasser sur le mur de la xénophobie mondaine entre copains d’avant. Il se coulait dans le moule et redécoupa quelques tranches de sauciflard.

Sur le front de l'emploi, tout allait théoriquement mieux. Francis était enfin "agent de maîtrise sur plateforme d'interaction prospect". En décodé: petit chef en call-center en voie de délocalisation pour à peine plus d'un smic, soit pas loin du seuil de pauvreté. Peggy, en plus de servir à la maison, servait son patron: chargée comme un baudet de missions ne relevant pourtant pas de ses théoriques attributions de secrétaire. Elle portait à bout de bras le secrétariat de l'entreprise de placement publicitaire pour outillage de jardin. Peggy gagnait un peu plus que son mari: une injure rapporté à la somme de travail fourni,  une injure aussi pour son mari rapporté à son honneur de mâle. Alors Francis compensait en lui resservant dans le strict cadre de leur vie quotidienne toutes ses maigres réserves de charisme, s'autoproclamant ministre de la bourse, de l'alimentation, de la mobilité, des temps libres, des divertissements et de ses relations. Pressée au travail, bête de somme à la maison, poireautant dans les bouchons entre les deux, Peggy décompressait grâce aux arrêts maladies: sa seule bouée de sauvetage. Sa santé devenait d'ailleurs un roman photo sur facebook. Grâce à Michel Cymes, elle élargissait son vocabulaire. Sur son wall, elle n'écrivait plus comme chaque mois jusque-là "j'ai une crève carabinée" mais "ma bronchiolite dégénère en rhino-pharyngite"  tandis que le moindre de ses cors aux pieds devenait le topic star de ses rafales de MMS.

PEGGY
"J'ai le forfait illimité de 18h a 20h22, alors je rentabilise." 

FRANCIS
"Et sinon Dan, t’as pris quoi comme option Canal Satellite ?"

A l’heure de la crise de l’euro, des intégrismes à mono-neurone, du glissement des démocraties vers la gestion directe par les banquiers à moins de 30 minutes d’avion, la redondance de cette question cruciale en milieu provincial l’intriguait. Passé 20h en ces lieux, n’y avait-il donc autre activité culturelle que la lobotomie ?

DAN
"Ah mais je n’ai pas la télé."

Et le jingle hurlant de Power Rangers Samouraïs de venir déchirer la plage de stupeur provoqué par cette fracassante révélation.

FRANCIS
"Mais c’est vrai que toi tu n’as jamais rien voulu faire comme les autres. T’es un bobo. Déjà t’habites Paris, rien que ça, c’est pas normal."

"Putain, on y est allé une fois en location saisonnière. On a vu les prix de l’immobilier, on a halluciné, pourquoi tu ne t’éloignes pas ?" s'interrogeait Peggy télévisuellement convaincue qu’il n’y avait point d’humain digne de ce nom s’il n’était pas propriétaire et que toute existence se calibrait à l’aune du tarif au mètre carré.

FRANCIS
"Il faut que tu partes en province, on y vit deux fois mieux pour des salaires à peu près équivalent."

Pour accéder à l'extatique état du proprio, Francis et Peggy s’éloignèrent à 40 kilomètres de la ZAC de Sainte-Roche où chacun officiait à horaires variés, ce qui les avait d'ailleurs contraints à s'acheter une seconde Citropeine sur 5 ans.

Dan tentait d’expliquer en diplomate que "j'emmerde le marché" et qu’il était hors de question qu’il se plie à sa logique. On commence par habiter à 40 kilomètres de son boulot parce que "c’est le marché" et on finit par travailler dans des conditions déplorables avec une paye aléatoire parce que "le marché est fluctuant" avant de se résigner à crever d’un cancer des couilles à 50 ans parce que "le marché" du soin de la tumeur est "trop cher".

Dan se moquait de vivre à Paris, il n’aimait d’ailleurs pas spécialement cette ville, mais il était hors de question qu’on lui interdise d'y louer parce que "c'est le marché"La victoire des marchés, peu importe lesquels, s'avérait souvent plus idéologique que mathématique. "Le marché", c'était l'interface, facilement compréhensible par celui qui compte déjà toute la journée, qu'utilisaient les dominants pour soumettre les pauvres à leurs intérêts sans avoir à recourir à la force. La plupart s'en satisfaisaient, "le marché" et ses fluctuations leur donnant une grille de fonctionnement, un règlement intérieur. Ils n'étaient ainsi pas abandonnés et livrés à eux-mêmes, ce qui sonnerait comme la pire des calamités. Le marché, non comme réalité mais comme concept, était devenu la nouvelle religion. C'est ainsi qu'en situation de crise, les sacrifiés se cramponnaient à la défense de mécanismes n'ayant de cesse de les presser, et regardaient les hérétiques, grévistes et autres indignés, non seulement avec mépris mais avec peur. 

"Après 6 mois de recherche, on a trouvé l’appartement. Il a été construit dans les années 70 pour les ingénieurs de l’usine Citropeine" ajouta Francis. L'intelligence supposée des premiers locataires censée déteindre sur celle des nouveaux propriétaires, voilà un argument de l’agent immobilier qui les  avait convaincu.

FRANCIS

PEGGY
"Ça nous a coûté 147.000 euros sur 25 ans, mais on le revendra vite. Plus. Ou, au pire, au même prix. On a refait entièrement la salle de bain, on a mis des vasques, et on a même payé un portail automatique avec de la clôture autour à l’entrée du parking."

DAN
"Sûr que la vasque, ça valorise un max…. M’enfin 25 ans de crédit dans cette conjoncture où l'on ne voit plus rien à trois semaines."

Le couple regardait Dan dans l'attente d'une fin de phrase. 

DAN
"Enfin je veux dire, c’est quand même un peu la misère là au niveau économique, avec la rigueur et l'austérité qu'on va se prendre dans la gueule toussa, je sais pas trop si ça va continuer à monter."

A vrai dire, l’immobilier de la région, hormis les zones à riches d'où les pauvres s’étaient exclus d'eux-mêmes pour accéder à la propriété en trente-sixième périphérie, périclitait déjà depuis deux ans. Pile au moment où Peggy et Francis avaient acheté. 

PEGGY
"Oui mais on a une assurance obligatoire qui permet en cas de décès de l’un de nous deux de ne payer que 50% du crédit!"

Dan ne comprit pas très bien la construction mentale de cette sortie, répondant elle aussi du mystérieux théorème de Gulli-McDonald's. Le désamour conjugal était-il tel que Peggy souhaitât le veuvage ? D’un autre côté, une moitié de crédit à rembourser avec une moitié de revenus ne lui parut pas modifier radicalement l’équation.

FRANCIS
"J'ai bientôt trente-cinq ans, il était temps d'investir."

Une sirène d'alerte retentit. Les gamins avaient changé de chaîne. Sur l’écran, une pluie de confettis dorés se déversaient sur une grosse dame hystérique. L’indication 37.000 euros clignotait, la grosse dame avait répondu "prout" à la question "Quel mot rime avec doute ?".

FRANCIS
"N'empêche que quand je pense que celui du dessous il a acheté son appart à 110.000..."

PEGGY
"Quoi ? Alors nous on s'en fait entuber alors ?"

FRANCIS
"Mais non, on s'est pas fait entuber !"

PEGGY
"37.000 de différence ! C'est quoi alors ?"

FRANCIS
"On l'a payé un peu cher voilà tout..."

D'instinct, sentant que quelque chose lui échappait, Peggy repassa en mode canon à vomi.

PEGGY
"Ben t'as intérêt à le revendre au moins à ce prix, je te préviens !"

FRANCIS
"T'inquiètes pas puce. Entre les vasques et le portail automatique, c'est du tout vu."

Dan en conclut qu'il avait bien pourri la soirée et s’enquerra de savoir si l'on pouvait ouvrir une autre bouteille de vin histoire de finir le sauciflard.

Après ce long apéro férié, Dan parti sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller pas les gamins blottis sous la couverture au pied du plasma. Dan reclaqua ses quatre bises à Peggy en lui promettant de revenir l'année prochaine. Au moins, avec ces histoires de crédit immobilier, on savait où les trouver. 

Accompagnant le copain sur le parking, Francis le félicitait pour ce rutilant 4X4 qui le sciait. 

FRANCIS
"Putain mon con, tu te fais pas chier ! Dire que moi j'ai dû acheter ma bagnole d'occasion"

Dan n'eut pas le coeur de lui dire qu'il n'avait, en fait, pas plus de voiture que de quoi en payer le moindre plein et qu'il se déplaçait le plus souvent à vélo. Mais cela avait l'air si essentiel pour son ami de rager de ne pas avoir plus qu'il le laissa mariner dans son jus de rancœur, l’abandonnant à sa recherche de sécurisantes réponses simples pour soulager ses colères à côté de la plaque. Dan salua Francis "On se tient au courant sur Facebook. On se revoit l'année prochaine. Et si jamais tu passes par Paris fais-moi signe."

Dan grimpa dans le 4X4 et Francis ne perdit pas une miette du spectacle: l'imposant engin aux vitres teintées quittant le parking pour s'enfoncer dans la nuit. Seul dans le courant d'air, il frissonna en songeant à sa Citropeine à la clim cassée. Il n'avait plus assez de thunes pour la faire réparer. Le souffle s'intensifiait. Il commençait à éprouver de la jalousie pour son ami. Ce profiteur non salarié,qui roulait en 4X4 et vivait à la ville. Toujours les mêmes qui trinquent s'avouait-il en rageant sur sa condition. Ça n'avait que trop duré, il fallait rebalancer le curseur du pouvoir dans son sens, se faire entendre, crier qu'il existe, retrouver sa dignité. "Tu rigoleras moins aux élections, mon bobo" Rumina-t-il réchauffé par cette flamme intérieure et vengeresse qu'il ne prenait pas la peine d'analyser. 

Debout dans le silence du parking, la solitude devint vite intolérable. Le vide de la nuit lui fit peur. Il réalisa soudain que la brève incartade lui avait presque fait oublier la série du soir.

Il courut rejoindre Peggy et le F5.


Illustrations : Amy Sheckelton / Henri Cartier-Bresson / Charlie Hebdo / Leroy-Merlin / Renault

17 comments:

xoth a dit…

"On l'a payé un peu cher voilà tout..." cqfd ;)

Unknown a dit…

"[...] Peggy décompressait grâce aux arrêts maladies: sa seule bouée de sauvetage [...]" J'adore cette phrase, effroyablement vrai

Anonyme a dit…

salut boris vian ,heureux les simples d'esprit ,ils vivent un enfer.

Scoerpix a dit…

Tout simplement excellent. La vie, telle que la majorité la vive.
Sortons la tête du guidon. C'est à eux qu'il faut parler pour faire avancer les choses.

Unknown a dit…

Quelle angoisse... J'en ai des sueurs froides...

See Mee a dit…

Très bien écrit, haletant malgré la longueur. J'imagine que chacun pourra se retrouver dans un des amis de Dan, à plus ou moins haute dose. Mais cela fait du bien de se faire bousculer un peu, enfin pour peu que l'on soit déjà en train de s'extraire de cette logique consumériste...

Tassin a dit…

Toujours aussi bon à lire et criant de vérité!
T'as vraiment l'art de dépeindre ton époque et tes contemporains!
Bravo.

Djeb a dit…

Du coup on fait quoi seb ? On vote meluche et on espere que tout pete ? on attend sagement la fin en balançant un bout de papier dans une urne nous faisant croire que l'on choisi quelque chose ?

Ca fait chier mais j'en viens a esperer le grand soir. leur montrer que l'argent n'est qu'un symbole de confiance des hommes entre les hommes. et que lorsque la confiance est détruite l'argent ne sert plus a rien.

cyril a dit…

putain,a se tordre de rire ton article amigo. j'en connais une sacré tripoté de connards comme les parents ou ses pseudos potes. terrible.

chinasky a dit…

ces gens là et tous les cassosses qui rêvent de ça constituent l'armée de l'état. les flics à côté, c'est rien.

Charles Jappé a dit…

Bravo M. Musset encore un très bon cru et quel style : du Djian à ses débuts, drôle et laconique avec des portraits dépeints avec des couleurs directement sorties du tube.
A quand un roman narrant les élucubrations de Dan à travers le nouveaux monde Néo libéral ?
Encore merci j'ai bien ri ...

Anonyme a dit…

Arf!
Bel article, monsieur. Bel article.

Agnelo.

Anonyme a dit…

Superbe plume !

PS: À la place de "honneur de mâle" j'aurai mis orgueil ou égo.

Anonyme a dit…

La médiocrité du temps c'est de trouver ce texte formidable !

cybfil a dit…

salut, excellent Mr Seb, je prend toujours un plaisir simple avec ta prose.....
@ annonime: (heureux les simples d'esprit, le royaume de la soumission leur appartient...)
Pace Salue fil.

Anonyme a dit…

Il semble bien que les commentaires critiques ne soient pas publiés !

Alors là ! Je passe mon chemin....

Anonyme a dit…

ça fait longtemps que je vous lis mr Musset.

Je vous trouve particulièrement doué pour l'écriture, en particulier lorsque vous parodiez des tranches de vie (qu'on devine parfois exagérés).
Vous avez un don pour la description des situations et des personnages.
Vous poussez le cynisme à son paroxysme, toujours la formule qui fait mouche, sans jamais brader la finesse et l'humour (vous parvenez à créer une sorte d'accointance entre le lecteur et le narrateur, sans trop en faire). Bref, je vous classe entre Salinger et Celine.

Merci pour tout cela.

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