5 novembre 2010

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La loi des sondages

Manger 5 sondages à la con par jour peut nuire à la santé de la démocratie.

"L'opinion publique n'existe pas" affirmait Bourdieu en 1972. En 2010, sur la base de l'observation de mon entourage, je peux affirmer que les Français sont convaincus à 92,7% que les sondages avec lesquels on les assomme au quotidien ne reflètent pas la réalité. A l'heure de l'infotainment et des grandes manipulations, cet outil statistique est devenu un des piliers de l'argumentation politique. Pire, l'addiction aux sondages oriente et uniformise le discours du politique, n'ayant parfois (on en connaît) que ces chiffres comme représentation du "réel".

Dispositif majeur dans la propagande gouvernementale sur la prochaine application de telle ou telle réforme, le sondage contribue également à charpenter le tempo des polémiques contrefeux sur lesquels le pouvoir souhaite que la populace se dispute. Un petit jeu qui arrange les affaires d'une presse, fainéante ou fauchée, qui a besoin d'angles forts et de feuilletoner facile.

Le sondage s'impose comme la reproduction miniature de la démocratie. La seule expression populaire efficace, synthétisée et indiscutable puisque "mathématique" et "certifiée"... Oui, mais par qui, et comment ?

La méthode d'interrogation, l'ordre des questions, la condition sociale du questionneur, la nature des commanditaires sont autant de paramètres influant sur les résultats mais qui ne sont pas précisés lors des livraisons quotidiennes de ces "enquêtes d'opinion" aux allures définitives et scientifiques. Il ne s'agit pourtant parfois que de l'avis (recueilli on ne sait comment) de 500 français (dont on ne sait pas quel degré de connaissance ils ont des sujets sur lesquels ils répondent). Sans compter qu'un sondage inverse peut être publié dès le lendemain (exemple : la destitution de nationalité pour les crimes sur policiers. Marianne ayant publié un sondage d'opinion opposé à celui du Figaro à quelques jours d'intervalle.)

Ceux qui affichent les sondages s'attardent rarement sur la qualité du panel interrogé, ni sur les conditions de la collecte des données. "L'info" s'en fout, l'opinion a tranché. Le sondage censé générer du débat, le tue d'entrée.

Nous certifions à 162% que ce quotidien a des affinités avec le suspect:
(à cliquer)

Au moment où l'on apprend que la plainte déposée par Anticor dans l'affaire des sondages élyséens est classée sans suite[1], deux sénateurs de camps opposés (Jean-Pierre Sueur, PS, et Hughes Portelli, UMP) publient un rapport d'information intitulé: "Sondages et démocratie : pour une législation plus respectueuse de la sincérité du débat démocratique."

Après audition de la fine fleure du sondage hexagonal, de chercheurs et de statisticiens, les recommandations du rapport, si elles sont suivies d'une loi (une proposition vient d'être déposée) peuvent, en partie, changer la donne:

Sont proposés :


1. L'exigence de la transparence intégrale. Que toutes les informations concernant le sondage (presse, tv, radio, internet) soient rendues publiques. Qui est le sondeur ? Qui est le commanditaire ? Qui paye, non seulement le sondage, mais aussi chaque question ? Qui les achète ? (Les "instituts" autoproclamés font souvent des enquêtes groupées "omnibus". Exemple : sur 20 questions, 12 sont pour tel journal, 4 pour tel parti politique, 3 pour une marque commerciale... ce qui influe inévitablement sur les réponses.)

2. Parallèlement à la publication, devront être accessibles à tous, la liste et l'ordre de toutes les questions posées ainsi que la méthodologie employée (où et comment sont posées les questions - en face à face, par téléphone, par internet - ainsi que la composition du panel.)

Souviens-toi l'été dernier, notre plus beau sondage (à cliquer):

3. L'obligation de la publication de la proportion des sans-réponses (les NSP). Le ratio coups de téléphone / réponses étant proche de 100 / 5, on peut imaginer qu'aux questionnaires "omnibus" répondent des procédés "TGV" et que, pour des questions de délais et de budget, les sondeurs interrogent souvent les mêmes personnes.

4. La publication systématique de la marge d'erreur des résultats publiés et des critères de redressement bruts des sondages. Avec, par exemple, 3% de marge dans un 52% / 48% et une méthode de redressement inconnue, une simulation de second tour n'a aucune valeur. Les "redressements" expliquent les sondages divergents au sujet du FN, chacun corrigeant selon sa "méthode secrète" le taux présumé d'individus qui cachent leur vote.

5. La fin de la distinction entre sondages électoraux et sondages politiques et un renforcement du dispositif à l'approche d'un scrutin. Exemple: seraient interdits les sondages de second tour, sans sondage préalable sur le premier tour. (La présence d'un Le Pen au second tour en 2002 a, un chouia, modifié le report des voix prévues pour Chirac en 2002.)

6. La qualification de ce qui est sondage et de ce qui ne l'est pas. Ça parait dingue mais la loi de 1977 sur les sondages n'en donne aucune définition. Exemple ci-dessous avec un de ces "sondages" sans aucune légitimité scientifique qui, au nom de l'interactivité skybloguesque, pullulent désormais sur tous les sites de presse prétendus "sérieux".

Exemple de la semaine passée pioché sur un joli site d'information bleue.
[NDLR : Pour l'affinage des données, j'ai rajouté une catégorie]:


7. En cas de manquement à la loi, en + des 75.000 euros d'amende pour l'éditeur, la commission des sondages se réservera le droit de faire publier à la même taille, dans le même espace, ses remarques. Je salive d'avance à l'idée d'un Figaro barré d'un "le sondage d'hier intitulé "88% des Français plébiscitent la politique de rigueur du gouvernement" vaut scientifiquement peau de balle."

Ce dernier point agace particulièrement les "instituts" (petit nom qui sonne "sérieux" pour désigner des sociétés commerciales se servant des médias pour leur promo, non seulement gratuite mais rémunérée, auprès de marques qui, dans le cadre de leurs études marketing, fournissent le gros du chiffre d'affaires des sondeurs). Vu que la préparation du rapport a plutôt "buzzé" dans le business de l'opinion, ça va jouer du lobby dans les prochains mois à l'Assemblée et au Sénat pour faire tomber ce projet de loi.

Pour JP Sueur, cette loi n'a pas vocation à interdire les sondages, pas même les sondages malhonnêtes: elle oblige juste à indiquer qu'ils le sont.

Les manipulations cesseront-elles dans ces conditions ? J'en doute. Le problème majeur n'étant pas les sondages mais l'utilisation qu'en font les médias. Vu le discount ambiant de l'info, la précarisation des rédactions et la pente sur laquelle glisse l'analyse politique dans les médias mainstream (mix de "libre antenne où tout et son contraire est bombardé suivant une trame de match de boxe, entrecoupé d'un décryptage éditorial consanguin tantôt Duhamelien, tantôt RobertMénardesque), j'imagine sans peine qu'on se mettra à publier, pour moins cher, n'importe les statistiques les plus farfelues sous une appellation autre.

La véritable avancée du projet de loi sur les sondages réside dans la modification qu'elle entrainera dans le discours des politiques.

Ceux-là devront avoir de bons biscuits statistiques, garantis sans moisissures, avant de se lancer dans une prose du "bon sens" à base de "Vous savez M'sieur Pujadas, les Français ont raison de penser que..."


[1] Convention de fourniture de sondages signée, dans la foulée du Fouquet's, entre l’Elysée et le cabinet d'un conseiller du Monarque. C'est ce que l'on appelle "un conflit d'intérêts", dans les républiques non bananières.

[update : 5/11 16.39 : A peine, ai-je fini d'écrire cet article que Le Quotidien de Serge Dassault nous pond un énième, mais brillant, exemple.]

En complément :
- Owni, petit historique des manipulations sondagières.


Illustration : Flickr / Khoz1

5 comments:

Tassin a dit…

Le point N°4 va tellement de soi qu'il est incroyable qu'il n'y figure pas déjà. Que valent les statistiques sans incertitudes? Rien!

Ayant fait un peu de statistiques à l'école, je me rappelle qu'un prof (et merde je commence parle comme un vieux!) nous avait démontré lors d'un cours que la plupart des sondages d'opinions ne valent rien, à cause des variances, des échantillonnages, de l'inférence statistique etc... vagues souvenirs, mais ce que j'ai gardé en tête c'est qu'un sondage sans incertitudes est BIDON.

Stephane a dit…

merci pour l'info !

Anonyme a dit…

Quand on n’est pas aux commandes on ne répond pas à une question par une question.
Il faudrait retenir sa langue !

SONDAGE
1- Quand on demande aux français s’ils sont d’accord pour dépénaliser la cocaïne après les récentes découvertes d’un gêne incontournable dans leur ADN ? La réponse est : quoi ?
2- Quand on demande aux français s’ils sont d’accord en cas de décès prématuré que leurs enfants soient adoptés par un couple d’homosexuels ? La réponse est : quoi ?
3- Quand on demande aux français s’ils sont d’accord pour dire qu’un blanc qui court les 100 mètres en moins de 10 secondes est fondamentalement raciste ? La réponse est : quoi ?
4- Quand on demande aux français s’ils sont d’accord pour qu’on interdise à toute la presse, l’accès à la vie privée de n’importe quel demeuré ? La réponse est : quoi ?
5- Quand on demande aux français s’ils sont d’accord pour travailler un peu plus pour que la retraite de leurs parents soit un peu plus appropriée ? La réponse est : quoi ?
6- Quand on demande aux français s’ils sont d’accord pour avouer qu’ils sont surtout des imbéciles malheureux? La réponse est : quoi ?
7- Quand on demande aux français s’ils sont d’accord pour remettre à l’ordre du jour, le droit de fumer, de boire ou de mourir selon leur bon plaisir ? La réponse est : quoi ?
8- Quand on demande aux français s’ils sont d’accord pour supprimer définitivement la télé ?
http://www.tueursnet.com/index.php?journal=Balle%20de%20sondage

Blogoosphere a dit…

Un... point de détail concernant l'affaire "des sondages de l'Elysée": il s'agit de s'interroger s'il ne s'agirait pas - ou pas -, de "retro-commissions" (plus communément, et moins juridiquement, appelés: "pots de vin").

Pour certains, l'histoire irait bien plus loin, dans le sens où, "politiquement" (je dirais plutôt: "politiciennement"), les résultats desdits sondages auraient "quelque vague influence" sur le comportement des "citoyens"...

Et oui: faire partie individuellement parlant, "de la majorité", sur tel ou tel sujet, qu'est-ce que c'est rassurant!

Mais bon, je ne suis pas spécialiste, ces sondages ont au moins le mérite de participer bien humblement à l'ensemble des artifices ayant pour but de présenter, en chiffres, un semblant de PIB acceptable, "de pays développé" (tout comme la TIPP, d'ailleur, qui, étant une taxe, est intégrée dans la somme de "créations de richesses" que représente, sous forme monétaire,le "PIB": absurde, pour le moins moins économiquement...).

Cordialement

SR a dit…

à propos des sondages, un article de "Pour la science" n°344 de juin 2006 précise clairement les choses.
"Peut-on croire aux sondages ?
Pour qu'une enquête statistique par sondage soit fiable, l'échantillon doit être choisi selon des règles probabilistes rigoureuses, et les biais doivent être maîtrisés. Les sondages commerciaux ou préélectoraux obéissent rarement à ces critères."


Sa conclusion : "Cependant, si on appliquait un principe de précaution analogue à celui en vigueur dans les transports par exemple, on en plubierait bien peu [des sondages NDR]. Mais la statistique n'a jamais tué personne..."

http://www.pourlascience.fr/ewb_pages/f/fiche-article-peut-on-croire-aux-sondages-19633.php
(article payant)

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