6 juin 2010

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Ipad et conséquences


Jacques aime le grand air. Il n’aime pas attendre aux caisses, il a peu d’amis, déteste les grands magasins, abhorre l'Heil-pad [1] et crache sur les crédits. C’est par solidarité avec son pote Billy, modeste salarié désirant se procurer en plusieurs mensualités la dernier "meustave" d’Apeule, que nous le retrouvons au beau milieu de cette belle et chaude journée de début juin poireautant à l’espace "paiement privilège" (a.k.a zone à crédit pour sans épargne fixe) d'un magasin d'Ailletèque.

Climatisé, avec sa vue sur bac à plantes exotiques, baignant dans un jus sonore à base de Barry Manilow contrefait coupé par les sensuelles annonces d'une voix féminine experte en cotonneuses allitérations telles "la liberté de payer sans frais ça n'a pas de prix" et "beau, bien et blindé parce que je m'abonne comme les autres pour payer quand ça me plait", l'oasis de l'achat vaseliné contraste avec la moiteur des rayons du pandémonium des possédés de la possession.

KEVIN"- Ho dis-donc Chouchoute t'as vu la télé 3D ?"

BRENDA"- Elle est à peine à 1300 euros pièce, c'est 20 euros moins cher que sur Ventepasprivées.fr mais 30 de plus qu'au quart d'heure de folie de CKKdiscount.com !"

Les suées familiales sillonnant hystériques les allées du désir frustré débordant d'addictives superficialités asiatiques, troublent de leurs lointains échos adipeux, l'envoutante mélopée du faux Manilow parfumant à la fleur de lotus musicale la zone aseptisée.

SHRECK
"- Putain Papa prends en 4 !"

BRENDA
" - On a qu'à l'acheter pour les un an de Rihanna. Déjà qu'on lui a rien offert à sa fête je culpabilise. "

Sifflotant "copacabana" en tong et short hawaïen, détendu comme un Finkelkraut qui improviserait une partie de foot avec des imams lors d'un apéro géant organisé sur facebook, Jacques savoure la beauté de l'instant. Ça sert aussi à cela les amis : vous faire partager des expériences intenses où la banalité le dispute à la paresse de l'imagination, au milieu desquelles la soumission aux impératifs hiérarchiques des uns épousant la faible capacité de résistance des autres aux mouvements de mode offrent à l'observateur blasé une énième variation du ballet moderne du transit de pognon et des intérêts à l'exclusif bénéfice des dominants.

Tandis que l'euro s'écroule et que l'envie d'une bière fraîche commence à cruellement se faire ressentir chez nos deux fauchés, la frêle petite blonde à blouse verte termine énervée la saisie d'un dossier.

BRIGITTE
"- C'est le rush depuis une semaine, tout le monde veut une carte."

Billy veut également souscrire à la carte "Fnuck me I want be famous". "C'est pas pour consommer" assure t-il à Jacques "mais juste pour acheter un Heil-pad."

Dans sa grande générosité, en adhérant à sa carte, et à partir de 500 euros, l'enseigne propose au client payer en cinq fois sans frais. Sachant que le premier prix de la table des lois de Jobs, commercialisée le même jour que l’offre, est de 499 euros, la clientèle visée par ce magasin parisien (conceptualisé lors de ces lointaines années de croissance nationale à deux chiffres pour les cadres à fort pouvoir d'achat) ne trompe plus personne :

- Le revenu à peine supérieur au Smic qui veut se la péter comme l'élite télé mais qui a les yeux plus gros que le ventre parce que la feuille de papier numérique, même au plus bas des offres, c’est encore 40% de son salaire.

Jacques ne dit rien à Billy qui caracolerait encore sur ses grands chevaux pour clamer un Guévaresque "- Tu crois vraiment que j'ai le choix, c'est la crise Man !".


Billy répond à l’interrogatoire en profondeur de la belle verte qui arrose de données sa base devant le faux ficus : Nom, prénom, adresse, revenus, prix du loyer, montant de la caution, nom de l'employeur, fréquence et durée des rapports sexuels... Les formalités s'accumulant, la file d'attente d'acheteurs d'Heil-Pad s'épaissit à l'entrée de l'espace "paiement privilège ".

A l'ouverture d'un autre poste, deux clients déboulent au bureau de Blanche, l'autre préposée, avec cette noblesse d'esprit qui est l'apanage du consommateur stressé :

AMÉDÉE
- Vous croyez que je n'ai pas vu votre petit manège!

JM

- Va te faire niquer j'étais là le premier !

Pendant que Billy poursuit sans complexe son striptease social, Jacques compulse le fascicule couleur lingot d'or accompagnant la carte et intitulé "Passionnément fidèle à la Fnuck."

Jacques y comprend deux ou trois choses :

- La compagnie lui prélève d'emblée 12 euros d'adhésion, toujours ça de pris. C'est la facturation standard parisienne pour apprécier 10 minutes de Barry Manilow sur chaise en plastique qui colle au cul.

- La rubrique « facilités de paiement » propose de différer gratuitement de 40 jours le remboursement du gros objet ailletèque qui contente temporairement l'appétit de possession mais qui coûte bonbon. Comme disent les experts de la vente à découvert : "- Si t'achètes et que tu ne payes pas, c'est plus sympa."

Il est précisé, en petit, qu’au-delà de 1500 euros d'achat sera demandé une preuve de revenus (ce que Jacques peinera toujours à comprendre puisque si tu payes en différé, c’est précisément que tu n'as pas les revenus suffisants) puis, en microscopique au recto par obligation législative, qu'un crédit engage celui qui y souscrit et qu'il faut regarder ses capacités de remboursement avant de s'y lier.

- La rubrique "paiement échelonnés" où tu as la possibilité de régler par « petites mensualités » tes paiements avec un TEG annuel "révisable en fonction du solde de 21.44%".

A ces taux là faudrait vraiment être con… pour refuser de t’inciter à prendre une carte d’arnaque à la consommation, spécialement si tu as des difficultés à payer.

BRIGITTE TOUT SOURIRE
"- Hi, hi surtout dépassez pas... sinon ça se transforme en revolving."

Ce serait dommage d'autant qu'à l'évidence, la carte est conçue pour ça.

Jacques n'a malheureusement pas accès à la paperasserie contractuelle de 16 pages scellant le destin financier de Billy au dealer de came à Mac que la gentille blonde tamponne de si bon cœur qu'elle doit au moins toucher 50 centimes de prime par pignouf piégé.

Au bureau d'à côté, la bataille des clients s''emballe alors que Blanche la débutante s'enfonce dans son siège :

AMÉDÉE
"- Je suis à la retraite moi !"

JM
"- Et moi au chômage ! "

La coupe à cons déborde. La conciliante rabatteuse à contrat se lève de son siège et, se métamorphose en maître-chien, pointant du doigt les enragés de la conso contrariée le combiné de téléphone dans l'autre main, tout en meuglant un bovin :

BRIGITTE :
" - Bon vous la fermez tous les deux, où j'appelle la sécurité et je vous fais sortir. Ça va bien maintenant !"

Le stage maison "saisie informatique et nunchaku " n'a pas été vain. Les belligérants se taisent et Blanche s'enquiert de leurs revendications syndicales :

JM
"- Moi je suis là pour un Heil-Pad en cinq fois sans frais."
AMÉDÉE
"- Moi je veux qu'on me rembourse 2264 euros indument prélevés !"

Brigitte retourne à sa tâche en marmonnant :

BRIGITTE
" - Y a de ces chiants..."

BILLY timide
" - Euh… c'est bon mon dossier est accepté ?"


BRIGITTE s'offrant une nouvelle tamponnade interloquant nos deux héros.
" - Oh oui, c'est bon. "

Observant Amédée qui tourne à l'écarlate tandis que Blanche se déclare incompétente à lui rembourser le moindre euro, Billy interroge Brigitte : " - Et si je veux me désabonner de la carte une fois que le paiement est complet ?"

BRIGITTE
"- Oh bah…c’est simple vous appelez la Finimal, l’organisme qui s’occupe de votre dossier, et vous demandez d’annuler."

Répond-elle avec une simplicité donnant à n'importe quel objecteur de croissance l'envie de lui prendre sauvagement, là tout de suite sur le bureau, 10 autres crédits à la conso.
Et puis, tous les candidats à la résiliation de quoi que ce soit par hot-line délocalisée au Bangladesh vous le confirmeront : Le bonheur c'est simple comme un coup de fil.

BILLY
"- Ah bon ? je croyais que c’était la Fnuck qui s'occupait du crédit ?"

BRIGITTE avec l'assurance d'un Marc Touati face à Yves Calvi crédule.
" - Ah non nous notre métier c'est de vendre."

A peine sa phrase terminée, Amédée tape du point sur la table en exigeant que Blanche appelle son supérieur hiérarchique (ce qui est impossible étant donné le programme de réduction des coûts. Gérant 17 boutiques à la fois notre homme est à 610 kilomètres de son poste et un point de tension de l'AVC).

Brigitte décroche le combiné :

BRIGITTE
" - Ahmed, Idriss, Jean-Blaise. Espace paiement privilège. Code 22."

Boulevard, 10 minutes plus tard....
Billy déambule sous un soleil de plomb, éreinté par ces 20 minutes perdues à économiser en temps de paiement puis, par la sortie musclée d'un septuagénaire chevrotant par 3 cerbères peu diserts. Il est moralement épaulé par son fidèle et fataliste Jacques qui consigne les évènements sur son petit carnet sans batterie payé cash 1 euro chez l'épicier :

JACQUES
" - Pauvre Billy. C'est ton premier crédit hein ? Bienvenue dans un monde de subordination aux petits bourreaux interchangeables commissionnés par des établissements externes se rachetant les uns et les autres, où tu n'as d'autre valeur que celle des échéances dont tu es redevable, où l'on attend de toi que tu sois en faute afin de mieux te contraindre à un perpétuel remboursement. Enfin, c'est pas grave. T'es un homme heureux maintenant : t'as ton Heil-pad... Bah tiens d'ailleurs où est-il ton Heil-pad ?

BILLY
" - Oh bordel de bite à merde sapristi, JE L'AI LAISSE LA-BAS !"

88 secondes après....
Nos compères arrivent le souffle coupé (pas facile de courir en tongs) à l'espace "paiement privilège", juste à temps pour constater que l'objet restant à régler n'y est plus.

Alors que Billy laisse enfin entendre sa grosse voix d'insurgé face à ce "système d'enculés vraiment trop injuste", Brigitte saisissant les données d'un autre candidat à l'Heil-pad en 5 fois sans frais, se montre vaguement coopérative :

BRIGITTE
"- C'est le rush depuis une semaine, tout le monde veut une carte."

Devant l'agressivité montant crescendo d'un Billy catalogué débiteur, ralentissant de surcroit sa productivité, Brigitte décroche le combiné :

BRIGITTE
" - Ahmed, Idriss, Jean-Blaise. Espace paiement privilège. Code 22."

La bruyante affaire maitrisée par les molosses (des noms d'oiseaux furent échangés, des baffes distribuées et des tongs s'envolèrent), Brigitte soupire et se passe une main sur le front laissant apparaitre à Blanche ses aisselles suintantes :

"- Dure journée, le client est difficile."

Puis, les ouvrières du crédit reprennent leur travail à la chaine.

* * *

[1] Ipad, n.m : Objet cher et révolutionnaire qui permet de lire la presse onéreuse faisant des publi-reportages sur le prochain Ipad qui va vraiment tout révolutionner et sauver la presse onéreuse. Souvent utilisé dans la phrase : "T'as vu, j'ai un Ipad !"Synonymes : drogue dure, télécran, piège à cons. Thématiques proches : crime écologique, sweat-shops, triste à pleurer de rire de voir de farouches athées anti-capitalistes vouer un culte fanatique à une marque américaine fabriquée en Asie.

* * *

Articles connexes :
- J'ai testé L'AïPu
- Le vent de la liberté (saveur pomme)
- Tarte ta thune (à la mode de Paris)

11 comments:

t0pol a dit…

grandiose et tellement vrai.
En plus après ils vont raquer 120 Euros du Mega-octet.

cf neuneu.org

Pabloleberger a dit…

Alors là bravo. Ça fait longtemps que je me dis que je vais faire un truc semblable au sujet des twitts à caractère techno qui ponctuent comme autant de virgules ma timeline. Je le ferais ptet jamais mais en même temps, avec ce billet ça devient moins utile. Belle plume fort à propos. Merci surtout.

Seb Musset a dit…

@dagrouik bien vu, j'avais oublié. Lien rajouté ;)

David Dupouy a dit…

Bonsoir, c'est impressionnant le nombre de billets sur l'IPad, ça ne reste pourtant qu'un IPhone pour myopes ou presbytes.. et encore ça ne fait même pas téléphone.

Nouvel Hermes a dit…

Génial ce texte. sincèrement. Tout y passe. De la cruauté salvatrice.

Anonyme a dit…

C'est un vrai plaisir de vous lire ...bravo!!!!Nanou

Anonyme a dit…

C'est marrant, je suis en train de me dire que les gens qui laissent des commentaires élogieux filent ensuite à la Fneuck.....

Un autre Séb

Pierre a dit…

Et Billy ne retrouvera pas son Heil-pad ? Il va payé son crédit sans avoir l'objet ?

Très bon récit, tellement vrai, on le voit jours après jours...

J'ai un ami ce weekend qui m'a dit : "Ah non, j'achèterais pas Heil-pad, c'est nul Apeule. Je vais attendre la tablette de google..."

C'est bon, le besoin est créé, la tablette est indispensable...

Anonyme a dit…

A propos du crédit, on peut rappeler Coluche (ou était-ce Chevallier et Laspallès ?) qui, à propos d'achat immobilier, disait : "moins tu peux payer ... plus tu payes".
C'est aussi ça, le crédit-plaisir !!!

Albi a dit…

Ha ha ha, super, j'en voudrais un qu' j'en voudrais plus!

birdpride a dit…

Nan mais c'est pas vrai c'est une histoire fictive ou réelle ?
Bravo en tout cas pour dénoncer ces abus à la consommation d'objets plus qu'inutiles...

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