10 mars 2010

Expérience au buzz extrême


Parcourant un récent numéro de L'express (à des fins purement scientifiques), j'ai découvert des extraits du livre de Christophe Nick et Michel Eltchaninoff, "l'expérience extrême" détaillant le déroulement du remake télévisé de l’expérience de Milgram qui sera diffusé sur France 2 le 17 mars au terme d'un "buzz" entretenu par la chaine depuis presque un an (du jamais vu pour un documentaire).

Allons-y sans détour tant on nous le rebat depuis des semaines et que l'effet de surprise est, pour le moins, foiré : "Zone extrême" est un simulacre de jeu à l'intérieur d'un documentaire pointant le côté un peu con-con et éminemment soumis de cette race humaine qui ne perdra jamais une occasion d'exterminer son voisin de palier pour peu qu'on lui demande avec les formes et un uniforme.

Rappel : Dans l'expérience initiale de Milgram au début des années 60, un tirage au sort désigne un questionneur et un interviewé. Le questionneur soumet l'autre à une batterie de questions simples censées mesurer sa mémoire. Ils sont séparés par une glace. A chaque erreur , le questionneur inflige à l'interviewé une décharge électrique de plus en plus forte. Le questionneur ne sait pas que l’interviewé est un acteur multipliant à dessein les erreurs amenant le questionneur à augmenter l'intensité des cruelles décharges. Le scientifique, servant de couverture morale et comportementale au questionneur, ne s’intéresse aucunement à la mémoire de l’interviewé mais au degré de torture auquel le questionneur s’émancipera de son autorité pour abandonner son travail - gratuit - d'exécuteur.

Dans les années 60, plus de 60% des questionneurs allaient jusqu’au bout et envoyaient la décharge mortelle à cet interviewé dont (suivant la logique du tirage au sort) ils auraient pu occuper la place.

Mise en scène de cette expérience par Henri Verneuil dans l'excellent "I comme Icare" (1979)



Christophe Nick a eu la bonne et sadique idée de remplacer la caution scientifique par un jeu télé : "Zone Extrême" de type « Roue de la fortune » délocalisant l’interviewé sur un écran.

Résultat : En 40 ans, le taux de soumission à l'autorité (ici une animatrice météo, Tanya Young) passe de 66% à 81%.

8 personnes sur 10 vont jusqu’au bout et envoient la décharge mortelle à l’interviewé. La description des motivations et des réactions des participants glacent le sang :

Florilège des réactions :

- « Ca y est il est fini ?… »
- « Il est mort ? »
- « Il est dans les pommes où il est… hein ? »
- « C’est merveilleux !»
- « Dites ? j’ai été bon ? »

Certains exultent de joie à l’idée de se partager le million sur le dos de celui qui à l'écran, et après une demi-heure d'agonie, montre tous les signes extérieurs du macchabée.

7 à 8 personnes sur 10 soumises à la hiérarchie, à l’idée qui fait consensus, au « c’est comme ça et pas autrement », au "qu'est-ce que j'y peux si c'est la faute des autres, moi j'y suis pour rien". Grosso modo, j’observe ce ratio partout et dans tous les milieux sociaux. Sur que la télé n'est pas pour rien dans la fonte des valeurs (plus alarmante que le réchauffement climatique si tu veux mon avis). Les résultats sont désarmants. Le plus facho c'est que malgré nos ricanements, nos dégouts et nos certitudes que "Bouh, tous des veaux" et que "non, pas nous", fortes sont les probabilités que vous et moi fassions parti pour un soir du lot des heureux bourreaux.

Si l’ambition de France 2 était de dénoncer les effets des manipulations de la télé pourquoi donc, au lieu de multiplier les annonces des mois avant la diffusion de ce fake "à visée scientifique", de préciser qu’« il ne s’agit en rien d’un programme de télé-réalité », de préserver l'audience du piège, n’a t-elle pas jouée son jeu jusqu’au bout en n'avertissant pas le spectateur de la farce, en diffusant le bidule au premier degré, en gardant l'analyse "scientifique" du documentaire pour un deuxième temps ?

La chaîne aurait pu pousser "l'expérience extrême" aux frontières de l'inédit jusqu'à rendre complice son audience, via l'appel d'un numéro surtaxé pour s’enregistrer en tant que candidats au second numéro du jeu, et la coincer les mains dans le tronc commun de l'ignoble, histoire qu'on ne l'y reprenne pas à deux fois.

Au lieu de matelasser le terrain à coup de communiqués, elle aurait pu créer les conditions mentales, dignes de la supercherie radiophonique d'Orson Welles et à l'échelle nationale, d'un vrai jeu de la mort dont la chaîne n'aurait révélé la supercherie qu'une fois une partie de son audience activement compromise.

Dans cette configuration barbaro-ludique, ce n'est pas tant le quidam en électrocutant un autre sous les spots qui me terrifierait que les millions d'autres derrière leurs écrans rêvant d'être à sa place.

- France 2 a t-elle peur de ses spectateurs ?

- Est-ce, dans ces conditions, l'expérience d'un spectacle décérébrant ou un énième spectacle décérébrant avec alibi d'expérience ?

- La télévision est-elle le meilleur média pour dénoncer les effets pervers de la télévision ?

Réponse le 17 mars puisque, n'étant qu'un homme et à ce titre hautement influençable, j'ai moi-même contribué au buzz.



[1] Piéger son audience? La Belgique l'a bien fait en octobre 2007 lors d'une émission devenue culte sur la séparation surprise de La Flandre et de la Wallonie. Le principe a été repris, là aussi sans l'effet de surprise, sur Canal Jimmy dans l'émission Breaking news.

[Update 10.03.2010, 15.00 : expression]

crédit image : flickr - SarahOs

21 comments:

Anonyme a dit…

Bonjour Seb.
Il serait intéressant, mais sans aucun doute affligeant, de connaître la part d'individus n'ayant pas accepté l'expérience... Et pourquoi. Tes publications, que je suis avec le plus grand intérêt, sont vitales par leur synthèse du "syndrome du confort" (je viens de l'inventer : c'est beau, non ?). Las, nous ne "buzzons" pas, nous.
Bise et bon courage.
Xavier Bignet, idiot parfois fier.

BiBi a dit…

Depuis les horreurs des camps, le siècle dernier nous a appris ( et confirmé) qu'à petite et grande échelle, l'homme singulièrement et collectivement est capable du pire.

Je te recommande la lecture du petit livre de Christopher Browning ( Des Hommes ordinaires)qui montre comment des hommes - comme toi, comme moi - participent à des opérations Commandos au lance flammes dans des pogroms en Pologne en 40-44 alors qu'ils avaient le choix de ne pas y aller. Terrifiant.

h16 a dit…

Une autre expérience, qui - je pense - pourrait t'intéresser, moins connue et pourtant tout aussi éclairante sur la force de l'autorité, est celle de Stanford ( http://fr.wikipedia.org/wiki/Exp%C3%A9rience_de_Stanford ), avec toutes les cautions qu'on doit prendre pour tenir compte de la taille étroite de l'échantillon.

Anonyme a dit…

C’est grâce à cette belle invention de la télévision, qui est au moins aussi destructrice que la bombe atomique! Elle nous bombarde de rayons cancérigènes et d’émissions destinées à nous « con »ditionner a tous les niveaux.
L'individu abêti dans le contexte suicidaire actuel perdra toute personnalité.
Pour les hypnotisés ,tout est perdu, ils se traineront d'isoloir en isoloir, la cigarette au bec, le verre d'alcool à la main, vêtus de cet uniforme mondial du crétinisme : le blue jeans Lévis, et finiront dans le goulag ou bien d'un cancer ou d’une maladie cardio-vasculaire.

Seb Musset a dit…

@les2terres > Nous la connaissons. Tous les spectateurs ont été préalablement avertis du principe du jeu. Ils ont tous accepté.

Kaos a dit…

@stephane : je te rassure, la servitude volontaire a précédé de très loin la télévision.

D'ailleurs ça me fait penser que les sommes en jeu ont certainement à voir avec la forte augmentation de la proportion de gens qui vont jusqu'au bout, et que la télévision n'est pas forcément plus génératrice d'autorité que les scientifiques il y a quarante ans (et probablement encore aujourd'hui).

Anonyme a dit…

@ h16 @ Seb :

Sur l'expérience de Stanford, avez-vous vu le très bon film "L'expérience" sorti en 2001?

http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=27244.html

http://www.imdb.com/title/tt0250258/

Unknown a dit…

En complément de ce que dit Kaos, au-delà de l'appât du gain avec les sommes mises en jeu, il y a de la part des candidats la recherche de notoriété.

Anonyme a dit…

Je pense que France 2 n'est pas allé au bout, comme tu le suggères, simplement par manque de talent. Ou de courage.
...
Et si France 2 n'était pas allé au bout ... de peur des résultats ?

Anonyme a dit…

Donc 81 % tuent, les 19 % qui restent infligent des souffrances gratuites et qu'ils savent terrifiantes, et tout ça dans le cadre d'un JEU. Et en plus ils savent tous qu'ils seront vus par leurs pairs... consentants, demandeurs même, voire friands ! Si l'on ajoute à cela l'hypocrisie de la dénégation morale ("Oui, je l'ai fait, mais bon, c'était dur, j'avais honte... C'est payé combien ?"), spectateurs horrifiés inclus, et pire que tout, VICTIMES COMPLICES (car il faut bien des voleurs pour faire courir les gendarmes...), ça nous fait quand même un beau résultat de 100 % de connards (et connasses, je suis pas sexiste) fièrement décérébrés.
Et c'est pour les droits et libertés de cette bande de tarés qu'on se tape des déprimes ?
Le bon sens voudrait que le bon sens s'impose de lui-même. Faudra-t-il en passer par une DICTATURE pour IMPOSER la LIBERTÉ et la JUSTICE ???
Merde alors, je commence à penser comme un général de francce...
Il est 13 heures, bon Pernaut à nos heureux pauvres trop bien compris.
Xavier Bignet, abus de non-pouvoir.

Ji-êf T a dit…

Déjà tous ceux qui se présentent à un jeux télé doivent être plus enclin a se soumettre a l'ordre établis.

Je me considère pas comme un rebelle qui aurait peut être pu déjouer les pièges de cette expérience mais en tout cas je ne me suis jamais présenté à un jeux télé et je n'ai absolument aucune intention de la faire

Anonyme a dit…

"France 2 prendrait-elle ses spectateurs pour des enfants, a t-elle peur d'eux ?"
Pernaut est mourant, j'ai envoyé mon fabricant-brad-pitt-de-savons-à-la-boue-d'Angleterre local l'assassiner, et je reviens, con, pour me demander quelle est donc cette étrange association entre les enfants et la peur ? Il me semble que c'est la réponse à cette question qui pourrait, elle, être associée à la peur.
Xavier Bignet, enfant foiré.

Seb Musset a dit…

@les2terres > Exact. les enfants n'ont rien à voir dans l'histoire. D'ailleurs je pense qu'ils seraient moins manipulables

Anonyme a dit…

Je reviens de Leader Price, y'a vraiment que des cons qui vont là-dedans. Et je suis sûr qu'ils y seront encore quand j'y retournerai, c'est ça le pire.
La manipulation des enfants est fondamentale, puisqu'elle perpétue le système en créant à la fois ses causes et ses conséquences : l'école républicaine enseigne le besoin et la façon de le combler. L'échec scolaire n'est pas à mettre au compte des enseignants, mais bien à l'ensemble de notre société : les enfants se rendent bien compte, même parfois furtivement, que toute l'organisation du monde dit moderne ne repose que sur une vaste escroquerie orchestrée par les adultes. Ils n'ont juste pas les outils pour le dire, et nous, adultes, n'avons pas la patience de les entendre, encore moins de les écouter. Les seuls moments où mes parents ne m'abreuvaient pas de conneries quand j'étais gamin, c'est quand ils me laissaient tranquille, dans ma chambre fermée, écouter du Chantal Goya, puis du Michael Jackson, puis du Jean-Jacques Goldman... Et puis l'Ecole des fans, pour l'exemple.
D'ailleurs, il serait sans doute instructif de mettre en rapport une émission destinée aux enfants, où ceux-ci entrent en compétition pour savoir qui connaît le mieux le plus grand tube d'un chanteur aux abois, et "Zone Extrême", où des adultes en assassinent gaiement d'autres. Quelle émission, des deux, provoque l'impact le plus durable et le plus nocif ? L'endoctrinement des innocents, ou l'extermination des coupables ?
Xavier Bignet, prof de meurtre.

Tiboo a dit…

Je me souviens qu'il y a quelque années, mon prof de science po (option ses en année de 1ère ES) nous avait montré cet extrait... J'ai été le seul à répondre peut-être en voyant le pourcentage lorsqu'il nous a demandé si l'on était capable de faire cela. Evidemment tous les autres ont répondu non...

Anonyme a dit…

En effet Tiboo, c'est très rassurant de mettre en vis-à-vis l'honnêteté d'un assassin potentiel, et la malhonnêteté consommée de tous les autres, dont on suppose donc qu'ils sont des meurtriers certifiés...
Ceci dit, et malgré mes propres digressions qui ont pu, j'en conviens, prêter à critiques en ce sens, je doute que l'article commenté impose de tels raccourcis.
Il ne faut pas confondre les généralités de la contestation générale, avec la précision du sort de chacun d'entre nous, les deux étant nécessaires, et nécessairement complémentaires. Peut-être que dans tous ceux qui ont dit non, dans ta classe de science-po (l'école des fans pour les n... euh, grands), il y en avait un(e) ou deux, ou plus, qui refuserait purement et simplement de tuer quelqu'un, sous aucun prétexte...
Tout comme peut-être, malgré ton courage avoué, tu serais totalement incapable d'ôter la vie, même au prix de la tienne ou de celle de tes enfants. Tuer, ce n'est facile que pour de faux, même si l'on constate que pour la barbarie, l'humain est capable de beaucoup d'efforts (se faire élire, par exemple)...
Xavier Bignet, ban de l'école.

Tiboo a dit…

Non non je ne suis pas à Sciences po, j'ai (heureusement) loupé le concours l'année dernière. Je suis en 2ème année de prépa littéraire.

En tout cas, je dois avouer que j'attends l'émision avec impatience...

catsoup a dit…

Un peu dans le même genre, "The box" de Richard Kelly, un film tiré d'une nouvelle de 7 pages.
Le manque d'empathie, voila le vrai problème de notre temps :(

Unknown a dit…

Il est intéressant de lire dans l'article du Monde que Sébastien a mis en lien que "C'est ainsi que les sujets sont d'autant plus incités à obéir qu'ils adhèrent aux valeurs de la coopération sociale et de l'amabilité et qu'ils sont socialement intégrés".
Je crois que le pire dans l'école républicaine c'est que pour citer Barrès : " Les enfants qui vivent en commun ont tous ce que les philosophes appellent l'âme grégaire. Ce caractère grégaire est à la fois le danger ou le bienfait possible de l'éducation en commun."
Selon moi, l'école est l'apprentissage de la vie en société et l'intégration dans ce qu'elle a de plus destructeur : la soumission aux adultes de peur d'être puni ou jugé et aux autres enfants de peur d'être rejeté, l'infidélité à soi-même, la compétition, le rejet de la différence.
Ce conditionnement annihile l'individualité, la responsabilité et l'empathie.

Le_M_Poireau a dit…

Pas lu les commentaires.
J'ai un a priori positif parce que j'aime bien le travail de Christophe NicK Je regarderai.
Tu as raison, France2 aurait pu pousser la logique jusqu'au bout et ne révéler qu'après coup tout le montage du jeu-réalité !
:-))

[L'humain est un être social ET moral. S'il est dans un groupe, il suit le groupe et passe outre son éthique personnel. Un genre de forumi… :-)) ].

Tiboo a dit…

Eh bien la fameuse émission est finie... Très décevante... Dénoncer un système en empruntant les mêmes armes que ce système veut bien dire ce que ça veut dire...

Seul point positif, si toute la population télé-poubelle regarde ça, peut-être y a t il une chance qu'elle se remette en question... Mais j'en doute...

Et j’ai une question si quelqu’un peut m’éclairer : LA chaine précise qu’il n’y a aucune somme d’argent à gagner et pourtant la masse bêlante n’arrête pas d’hurler « la fortune » et 1 million d’euros apparait : La somme d’argent qui miroite influe nettement sur le comportement.

Plus j’y réfléchi plus je me dis qu’il y a anguille sous roche, ça m’étonnerait pas que les résultats soient tronqués.

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