"En ce printemps 1988, la République a perdu beaucoup de ses repères en Nouvelle-Calédonie." D.Servenay, Rue89
Souviens-toi de ce temps quand j'avais 16 ans. Avril 1988. Sur l’île d'Ouvéa, l'assaut d'une gendarmerie par un groupe de jeunes indépendantistes Kanak tourne mal. 4 gendarmes sont tués, 30 sont séquestrés dans une grotte. 300 militaires sont envoyés de la métropole pour rétablir l'ordre face à ceux alors dessinés dans les médias comme des "barbares". Philippe Legorjus, chef du GIGN va tenter le dialogue avec Alphonse Dianou, progressivement nouer des liens, et est en passe de désamorcer pacifiquement la situation.
JT du 28/04/1988
Mais, nous sommes en cohabitation et le premier ministre Jacques Chirac, candidat face au tenant du titre dans une présidentielle qui a lieu dans quelques jours, a décidé de régler ça "à la Reagan". La prise d'otages devient un enjeu symbolique à liquider d'urgence avant le second tour. Malgré son processus de négociation avec des indépendantistes dépassés par leur propre action, sur ordre de la république, Legorjus trahira ses engagements envers Dianou et l'assaut fera 19 morts dont plusieurs exécutions sommaires de kanaks. Mitterrand est élu. L'enquête est bouclée en quelques jours. Le gouvernement Rocard passe une loi d'amnistie générale sur l'affaire. Remonteront plus tard les échos d'actes de tortures auprès de civils et qu'Alphonse Dianou a été abandonné agonisant.
C'est le sujet du nouveau film de et avec Mathieu Kassovitz, l'ordre et la morale qui sort en salles le mois prochain. Après avoir suivi le journal vidéo du tournage sur internet et découvert le film cet été, j'ai rencontré le réalisateur avec quelques blogueurs pour une discussion autour du film, du cinéma et de la politique.
Même si dès les premières minutes du récit on sait que l'on s'achemine inéluctablement vers un final violent, ne pas s'attendre à un traitement pop-corn qui défouraille dans tous les sens au gré d'un montage épileptique. Ambitionnant de faire le film référence sur une sale affaire récente de la République en passe d'être oubliée (au double inconvénient médiatique d'avoir peu d'images et de se situer très loin de Paris), Kassovitz s'est abstenu de recourir aux effets alambiqués pour centrer sa mise en scène sur les acteurs, professionnels ou amateurs, et le suivi en immersion du chef Legorjus.
"Leur crainte [aux kanaks] était que l'on fasse un film qui réveille des cauchemars et fasse que les gens se remettent sur la gueule à la sortie du film. Au contraire, le but pour moi était que tous les gens puissent au moins se raccrocher à un objet qui leur raconte une vérité qui est la plus proche de la réalité. Puisque je l'ai fait avec toutes les parties de cette affaire, les gendarmes, les militaires, les kanaks..."
"Leur crainte [aux kanaks] était que l'on fasse un film qui réveille des cauchemars et fasse que les gens se remettent sur la gueule à la sortie du film. Au contraire, le but pour moi était que tous les gens puissent au moins se raccrocher à un objet qui leur raconte une vérité qui est la plus proche de la réalité. Puisque je l'ai fait avec toutes les parties de cette affaire, les gendarmes, les militaires, les kanaks..."
Le film réussit le tour de force d'être sans concession avec les indépendantistes dans sa première partie et de progressivement renverser la charge sur le politique (le méta preneur d'otage de la situation, délocalisant sa perte de crédibilité interne sur un terrain éloigné via un corps militaire par définition aux ordres). Au fond, le bad guy du film, c'est ce pouvoir de l'autre côté de la planète que l'on aperçoit furtivement sur un écran de télé lors du débat de l'entre deux tours avant l'assaut, un pouvoir représenté dans le film par le ministre d'outre-mer de l'époque, Bernard Pons (excellent Daniel Martin).
#1 Le travail avec les Kanaks / Le climat politique de l'époque (5.00) :
A propos de drames poisseux au coeur d'affaires politiques opaques, j'avais aperçu Matthieu l'an passé au débat Mediapart sur le karachigate. Alors, après L'ordre et la morale et avec son intérêt pour gratter les histoires officielles (allez faire un tour sur sa page facebook), va-t-il s'orienter vers des films plus politiques ? Chaque projet est une aventure différente et, de cette heure d'entretien où nous avons finalement plus parlé de films que d'enjeux de société, il ressort que Kassovitz est d'abord un fondu de cinéma. Mais il n'exclut rien : "Avec ce qui se passe dans le monde, je serai toujours plus intéressant à faire des films politiques". Le problème étant toujours le financement.
#2 Vers des films plus politiques ? /
L'importance de consigner l'histoire et l'information dans un film (3.00) :
Interrogé sur les galères de tournage (genre tirer des tanks en bois et pousser des hélicoptères en carton), Mathieu déplore que l'armée française ait préféré collaborer à un film pro-interventionniste sur l'histoire d'une top-model enlevée par des talibans (Forces spéciales) plutôt que de collaborer au sien : "- Je comprends. Mais ils sont cons. Parce qu'ils nous auraient filé un dixième de ce qu'ils ont filé à l'autre film, [...] j'aurais pu dire aux kanaks : vous voyez, le gouvernement français comprend la légitimité de votre combat et commence à assumer doucement ses responsabilités". Mais, le sourire en coin, évoquant les cascades d’imprévus et d'impératifs financiers obligeant à repenser la mise en scène chaque matin, le réalisateur reconnait que, cinématographiquement parlant, c'est de la contrainte technique et budgétaire que naît le plaisir (et accessoirement les bonnes idées).
#3 Les choix de mise en scène (2.00) :
Pour Mathieu, la question de la colonisation, sous-tendant son film, conditionne encore les rapports que la France entretient avec ses banlieues. Je lui demande alors si, avec le recul, il retournerait La Haine de la même manière en 2011 ? Il doute qu'un film pareil puisse être produit aujourd'hui : aucun exploitant ne prendrait le risque de le diffuser dans les salles par peur de débordements.
"- Si je refaisais la Haine aujourd'hui, je ferais quelque chose de plus violent encore, de plus dérangeant que ce petit moment de vie qui m'a été inspirée par une bavure policière terrible. [...] Je ferais "que se passe-t-il si un mec dans une émeute sort une kalachnikov ?" Parce que c'est ça qui va arriver. [...] Mais aujourd'hui il y'a des choses beaucoup plus graves qui justifient ces émeutes et c'est de ça dont il faut parler. [...] Il y a une brutalité gouvernementale que l'on subit tous les jours depuis 2001. On est passé à autre chose."
En fin d'entretien, nous abordons le climat politique et économique ambiant. Inutile de préciser qu'il est très, très pessimiste sur les mois à venir. Pour lui, la période de transformation du système que nous entamons tout juste sera entrecoupée d'éruptions de violence. Inquiet en tant que citoyen mais stimulé en tant que cinéaste : "2012 va être une année très intéressante pour des gens comme moi qui veulent trouver des sujets pour faire des films."
My two cents : De beaux moments et une poésie inattendue émanant de la confrontation d'un peuple proche de la nature (plans clairs en flottement) et d'une rigueur militaire (plans sombres et fixes), L'Ordre et la morale passe très près du très grand film. Le souffle du film de guerre (on est clairement dans ce registre-là) est parfois étouffé par son souci revendiqué de pondération et sa volonté d'exactitude (en même temps l'inverse lui aurait été reproché, c'est le piège de "l'histoire vraie" au cinéma). Mais l'important n'est pas là. C'est d'abord un des trop rares films français à se réapproprier l'histoire politique (quasi) contemporaine. L'ordre et la Morale est dans la lignée de ces films chocs des années 60-70 de Schoendoerffer père, Costa-Gavras ou Boisset. Des films à la cinématographie carrée, où le sujet est au centre de chaque plan et qui, Matthieu a raison, tiennent encore la route après 40 ans.
My two cents : De beaux moments et une poésie inattendue émanant de la confrontation d'un peuple proche de la nature (plans clairs en flottement) et d'une rigueur militaire (plans sombres et fixes), L'Ordre et la morale passe très près du très grand film. Le souffle du film de guerre (on est clairement dans ce registre-là) est parfois étouffé par son souci revendiqué de pondération et sa volonté d'exactitude (en même temps l'inverse lui aurait été reproché, c'est le piège de "l'histoire vraie" au cinéma). Mais l'important n'est pas là. C'est d'abord un des trop rares films français à se réapproprier l'histoire politique (quasi) contemporaine. L'ordre et la Morale est dans la lignée de ces films chocs des années 60-70 de Schoendoerffer père, Costa-Gavras ou Boisset. Des films à la cinématographie carrée, où le sujet est au centre de chaque plan et qui, Matthieu a raison, tiennent encore la route après 40 ans.
L'ordre et la morale, en salles le 16 novembre. Merci à Mathieu et Raphael.
Le pearltrees Ouvéa, l'ordre et la morale
6 comments:
En tout cas, ça donne très envie de le voir.
Bravo Seb.
Beau billet et belle rencontre avec Mathieu Kassovitz. Un film que je cours voir à sa sortie
Cela promet d'être un film très intéressant ! J'ai aussi été très touchée la vidéo (merci pour le Pearltree) sur l'avant-première dans ce village de Nouvelle-Calédonie. On sent que la relation entre le réalisateur et les kanak est fondée sur l'écoute et le respect.
Pour ceux que la Nouvelle-Calédonie intéresse, je m'occupe du blog (Brouss'book) d'un auteur qui écrit sur le sujet. Dans le recueil qu'il vient de publier, il y a un texte sur les événements qui ont eu lieu à la grotte d'Ouvéa : je vais lui proposer d'en mettre un extrait.
matthieu kassovitz est un de nos meilleurs cinéatse. je suis pressé de voir ce film.
C'est un grand homme et un grand cinéaste. Je regrette qu'il n'y ait pas plus de gens engagés à 100% comme il l'est. Kassovitz ne cesse jamais de ce battre pour la justice et la vérité.
SI ça vous intéresse, voici ma critique de "L'Ordre et la Morale" sur le meilleur blog du monde ;) ...
http://quandjeseraigrandejeseraiactrice.wordpress.com/2011/12/12/quand-le-cinema-sengage/
Enregistrer un commentaire