2 juillet 2010

Karachigate, IRL mais pas fable

L’air est à la traque de la corruption.

Des éditorialistes et quelques politiques y dénoncent "une dérive populiste" alors que, jour après jour, les uns et les autres, par leur refus d'énoncer les faits ou les énonçant hiératiquement ont contribué à nourrir ce qui les fait frémir.

L'exigence citoyenne de transparence n'est que le contrecoup logique d’une crise qui s’enlise et d’une violente rigueur qui s’installe en litotes.


Le 30 juin 2010, Edwy Plenel, le rédacteur en chef de Médiapart, conviait les lecteurs à la maison des métallos pour une conférence sur le "karachigate" réunissant, entre autres, les journalistes ayant sorti l'affaire, le député rapporteur de la mission d'information, l'avocat et une représentante des familles des victimes.

Bien avant que le feuilleton de l'été Plus Bettencourt la Woerth ne lui fasse un peu d'ombre, le journal en ligne Mediapart avait déjà contribué à ré-orienter l’enquête sur l’attentat de Karachi du 8 mai 2002 vers la piste des commissions et des rétrocommissions, versées et non-versées.

Moins feuilletonesque que les échappées suisses et les accointances à la sauce très-riche de l'ex- Ministre du Budget, le "Karachigate", s'articule autour de deux zones troubles de la cinquième république : La vente d’armes et le financement des campagnes politiques.

C'est également un sac de nœuds bien plus lourd de conséquences : 11 ouvriers de la DCN sont morts à Karachi dans un attentat au bus piégé et elle implique directement le premier des français.

Selon la police luxembourgeoise, celui qui était, lui aussi, Ministre du budget et responsable de la campagne présidentielle d'E.Balladur en 1994 aurait validé un système de corruption via la création d’une filiale luxembourgeoise, la société Heine, pour le transit de commissions sur des contrats d'armement.

A travers les différentes interventions et révélations de la conférence du 30 juin, les récits des multiples obstructions et refus rencontrés lors des investigations de chacun surlignent des évidences qu'il est bon de rappeler :

- L’importance du juge d’instruction dont notre glorieux Président souhaite se débarrasser.

- Le mur du secret défense.

- L'importance du rôle de contrôle de l'assemblée nationale.

- L’importance de la presse d’investigation pour contrebalancer la collusion croissante entre le judiciaire et l’exécutif.



1. Le rôle de la presse :
Un des deux Fabrice résume le rôle du journaliste normalement constitué :

« - Si on nous demande de ne pas regarder là, c’est précisément qu’il faut regarder là. »

Pour Fabrice Arfi et Fabrice Lhomme, journalistes à Médiapart (également en charge du dossier Bettencourt-Woerth), tout commence en avril 2008 avec la découverte du rapport Nautilus et un mémo signé par l’ancien directeur de la DNCI expliquant les dessous politico-financiers des grands contrats d’armement.

Le temps d’enquêter, ils publient en septembre 2008 un premier article qui va relancer, via un nouveau juge, Marc Trévidic, une instruction jusque là mollement menée par un juge pourtant expérimenté, Jean-Louis Bruguière, délaissant sciemment la piste financière alors qu’il disposait d’éléments.

Au sujet de leurs recherches, les journalistes évoquent un climat lourd, non pas de menaces mais d’obstruction continue, le tout dans un relatif mutisme médiatique ambiant validant implicitement la thèse présidentielle de la fable.

Selon l'avocat Olivier Morice : « - Un dossier de cette nature ne peut pas sortir sans le travail de la presse […] c’est un vrai travail d’investigation qui était très risqué pour leur réputation. »

Pour Magali Drouet dont le père est décédé dans l'explosion du bus pakistanais :

« - On n'y a pas cru au début. Mis à part les deux Fabrice, en France c’est bloqué sur cette affaire. »

Pourtant, le 18 juin 2010, lors d’une audience en huis-clos avec les familles des victimes et leur avocat, le juge Trévidic confirme aux familles la solidité de la piste des retrocommissions qu'il avait évoquée en juin 2009 suite aux documents publiés par Mediapart.


2. La collusion du judiciaire et de l’exécutif :
Maître Morice, qui reprend la défense des familles en 2009, évoque sa prise de conscience d'être confronté à une affaire d’état lors de la lecture, dans la presse, d’une note du procureur de la République de Paris, JC Marin.

Ce dernier y évoquait toutes les charges susceptibles de peser sur le réseau de financement occulte de Monsieur Balladur pour finalement exclure que les juges instruisent sur ces éléments !

O.Morice : « - Le procureur qui est normalement notre allié dans cette affaire fait tout pour freiner la recherche de la vérité. » [...] « - Il y a une dégradation dans l’éthique des magistrats du parquet qui ne sont plus là pour rechercher cette vérité mais pour protéger le pouvoir. »

Son impression est confirmée avec le communiqué de presse expéditif du procureur Marin en juin dernier, dans la foulée d’un nouveau dépôt de plaintes des familles auprès de la doyenne des juges de Paris.


3. Le mur du secret défense :
Bernard Cazeneuve, député PS de Cherbourg et rapporteur de la mission d’information sur l’attentat, dénonce la même ambiance que les journalistes autour de son investigation et tire les mêmes conclusions que l’avocat.

B. Cazeneuve : « - Jamais je n’ai vu un tel climat sur le sujet ! ».

Il revient sur les conditions d'enquête farfelues de sa mission d’information parlementaire. [1]

B. Cazeneuve : « - Comme il y a rien à voir, on s’emploie à ne rien nous montrer. »

Ses demandes au Ministère de la Défense ou au Ministère des affaires étrangères pour accéder au fameux contrat de vente "Agosta" des sous-marins ainsi qu’à la totalité des documents relatifs à l’affaire (notes, télégrammes diplomatiques, comptes-rendus…) ne sont suivis d’aucune réponse sérieuse.

Dans le même temps, Le ministre de la défense saisissait la CCSDN, commission consultative du secret défense, aux cinq membres tous nommés par l'UMP, [2] sur ces fameux de documents (alors que le juge ne les avait pas demandés, ce qui est la procédure) : totalement aberrant et preuve d'une panique gouvernementale.

Jacques Thérray de l'ONG Transparence International précise : "Le secret défense a une définition tellement large qu’il permet strictement tout."

Au départ destiné à se protéger des espions, il se retourne contre le citoyen.

Selon F.Lhomme, tant que le choix de proposer ce qui doit être dé-classifié ou non n'est pas laissé à une autorité indépendante du pouvoir, des affaires comme Karachi auront du mal à sortir. Le manque de suivi et de référencement dans les documents est également évoqué : flou législatif étonnant dans une société obnubilée par la traçabilité !

C'est désormais dans la presse que les documents "secrets" sortent ! Fort de ce constat, O.Morice nous annonce qu’il va déposer plainte pour entrave dans la dé-classification des documents.

Après l’entrave de l’exécutif, le député Cazeneuve aura également maille à partir lors de sa mission avec l’autocensure des parlementaires. Il n’a pas pu entendre le général Rondot ni Dominique De Villepin. E.Balladur ne sera auditionné que lorsqu’il en fera la demande, et restera très évasif sur les bordereaux du Crédit du Nord, anonymement envoyés à Maitre Morice [3], qui attestent d’un dépôt de 10 millions de francs en coupures de 100 et de 500 sur le compte de l’association des amis d’E. Balladur, quelques jours après le premier tour de 1995. Des dons de particuliers en billets de 100 et 500 ?

Le rapporteur (celui qui concrètement fait le boulot) sera finalement désavoué par le président de la mission, l'UMP Yves Fromion, pour ne pas s’être prononcé à 100% sur la convenable hypothèse Al-Qaida .

B. Cazeneuve : « S’il y a un devoir d’état, c’est la vérité que l’on doit aux familles et ce devoir d’état, le parlement doit y contribué ».

Implacable constat d'un regard extérieur, c'est un journaliste du Spiegel qui a la plus cinglante des conclusions :

"- Si dans l'affaire Woerth-Bettancourt on a facilement saisi les mots de "république bannière ", c'est d'autant plus vrai pour l'affaire de Karachi ! [...] On touche là aux fondements même de la cinquième république."

Et maintenant ?

- La prochaine étape est de forcer la justice à fusionner le volet terroriste (dont est en charge le juge Trévidic) avec le volet financier de l’instruction, d’où la multiplication des plaintes des familles des victimes.

- O.Morice nous apprend que J.M Boivin, homme clef des commissions a été mis en examen le 28 juin par le pôle financier pour corruption. J. Boivin a également fait chanter l'état français en réclamant 8 millions de francs. L'avocat des familles insiste sur le fait que si cette somme a été effectivement versée par l'état français à Monsieur Boivin pour qu'il se taise, c'est un nouveau scandale en perspective !

- Magali Drouet, qui est également salariée à la DCN, éclaire une salle abasourdie sur d’autres dimensions de « la pression ».

Après des années de mépris et de minimisation, elle a enfin été contactée par un haut-responsable de la DCNS "qui [lui] a mis un chiffre sous le nez, 674.000 euros, et a dit "mademoiselle Drouet maintenant qu'est ce que l'on peut faire pour vous ?"

Ce à quoi elle a répondu :

" - Je leur ai dit qu'il fallait simplement qu'ils vident leurs fonds de tiroir et qu'il les transmettent au juge Trévidic."


Applaudissements de la salle.

D'autres aspects relatifs à la date de l'attentat (3 jours après l'élection de Jacques Chirac) [4] et ses conditions (professionnelles) d'exécution n'ont pas été abordées faute de temps mais, de l'avis de tous, l'affaire devrait s'accélérer dans les prochains mois.

Enfin, si l'on est encore en démocratie.

* * *

Le site Médiapart, que je remercie pour leur travail et cette conférence, publiera dans les prochains jours un dossier complet avec une web enquête-vidéo, sous titrée en anglais.

* * *

[1] A l'origine, avant protestation du député, le président de la mission et le rapporteur (celui qui fait vraiment le boulot) étaient la même personne… un député UMP.

[2] La CCSDN est une commission
consultative qui ne statue que sur des documents que le juge veut bien lui fournir.

[3] Voyons-y la promesse d'autres révélations futures...


[4] Un chef de l'armée corrompu, en lien avec les services secrets Pakistanais a été condamné par un tribunal Pakistanais dans le cadre du contrat Agosta. Il est sorti de prison fin 2001, 4 mois avant l'attentat, avec une amende de 7 millions de dollars à régler au fisc local.


Complément vidéo :
Dernière conférence de presse des familles de victimes, le 16 juin 2010 :

1ere partie (21 min) :


2eme partie (14 min) :



1 comments:

Rafo a dit…

La tentative de soudoyer Magali Drouet est une autre preuve éclatante d'un gouvernement qui voit tout par et pour l'argent, pour qui tout s'achète et pour qui l'argent efface toutes les malversations. Il est grand temps qu'ils apprennent qu'on achète pas tout et qu'un jour il faut payer aussi avec autre chose que de l'argent.
L'accumulation des scandales politico-financiers de ces derniers temps aurait du depuis longtemps avoir raison de notre gouvernement.
Ce gouvernement qui prend tant exemple sur "les autres pays qui l'ont fait" pour nous étrangler encore un peu plus, ferait bien de prendre aussi exemple sur ces mêmes pays où on assiste soit à des démissions en cascade soit carrément à la chute de gouvernements (Aznar lors des attentats de Madrid, de nombreux députés britanniques pour leurs notes de frais, jusqu'aux pays scandinaves pour une histoire de "miles") quand des affaires souvent bien moindres arrivent dans la presse.
Bref là où les autres pays sont souvent utilisés pour nous priver du peu d'air qui nous reste, ceux-ci pourraient-il constituer un espoir de faire le ménage dans ce noeud de serpents qui nous dirige depuis 2007 ? Comme disait Mélenchon il y a quelques jours : "Qu'ils s'en aillent tous".
Elle est belle, la droite décomplexée avec sa "transparence". En fait le principe est simple : "avant, on te truandait mais t'en savais rien, maintenant on te truande, mais en plus on te le vomit à la gueule".

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