12 mai 2009

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Le destin bradé de Rosa la cadre

Selon ses propres termes, depuis trois mois Rosa déprimait grave. Son boulot chez Totally Hype l'accablait mais elle ne pouvait pas le plaquer :

"- Où est-ce que j'irai ? Personne recrute."

A 31 ans, la célibataire dévouée à sa carrière était responsable d'une des succursales parisiennes de l'enseigne de vêtements street-wear urban trendy et d'accessoires simili people appartenant à la filiale d'une multinationale tentaculaire. Je croisais Rosa pour la dernière fois, un an et demi avant, en pleine ivresse post-électorale :

- "On est en pleine croissance, on embauche, on ouvre, on se développe !" Se vantait-elle alors.

18 mois après. En cette fin d'après-midi moite de début du mois de mai 2009 à la terrasse d'un bar-choucroute-pizza-sushi de chaîne en face du centre co' où elle officiait, dans ce laps de temps chronométré entre sa sortie de job et sa prise de RER, alors qu'elle s'acquittait de sa pina colada avec 3 tickets restos à 5.14 euros, Rosa m’annonça dépitée comme si elle avait fondé l'entreprise et qu'elle en réglait les salaires, que son chiffre d’affaires avait baissé de 50% depuis le début de l’année. Durant cette période, le trafic clientèle de sa boutique chutait lui aussi de moitié.

De son point de vue, prisonnière de ses 220 mètres carrés de surface climatisée où elle s'activait à faire le boulot de 3 pour le salaire d'une demie avec l'utopie chevillée au corps qu'un jour elle serait reconnue pour ses années d'efforts, il n'était plus une question de France d'en bas et de France d'en haut mais de France dedans et de France dehors.

D’un côté : Ceux que la crise n’affectait pas ou peu et qui ne changeaient rien à leur consommation plaisir, la réduisant quand vraiment les nouvelles étaient mauvaises (méchante grippe ou menace bolchevique) mais susceptibles de l'augmenter au détour d'un rayon de soleil ou d'un rabais.

De l’autre : Ceux dont Rosa faisait parti. Ceux qui comptaient et comptaient sans cesse, en tirant comme conclusion que ce n'était plus la peine de perdre leur temps à traîner dans les boutiques en rêvassant de consommer du superflu.


L'entreprise-empire encac40tée, propriétaire de l'enseigne et de ses pièces jointes, aurait eu les moyens et l’épargne de tenir quelques années à ce régime. Mais, droguée à son rendement d'avant et constatant (comme ses salariés) que ses loyers et ses charges ne diminuaient pas, ne pouvant tirer plus les salaires vers le bas pour des boutiques tournant au mieux à 4 employées là où il en aurait fallu le double, la direction bloquait désormais les embauches incitant fortement à cumuler tâches et responsabilités auprès de ceux déjà embauchés.

Comme Rosa, les chanceux de la dernière rafale de CDI dégustaient dans leur bunker. Après avoir fait des primes aux résultats la carotte menant ses légions, la direction les annulaient (provoquant des baisses de salaires de 10 à 20% par rapport à l'année précédente) alors que le rendement restait le même. C'était le volume global et non le pourcentage de ventes réalisées par vendeuse qui diminuait. Malgré leurs messes basses dans la réserve, et pour cause de conjoncture, aucune des employées ne faxait ce point de détail à la direction.

"- C'est la loose. Mon loyer est à 800 euros, mon salaire stagne à 1500 depuis 3 ans. Ca fait 12 ans que je bosse comme une tarée, j'ai pas d'homme, pas d'enfant. Mon père et ma mère sont ensembles depuis 45 ans, se font 4 fois plus que moi à la retraite et ils sont proprios." Lança l'angevine montée à Paris pour faire du blé mais se retrouvant systématiquement dans le rouge à la fin du mois auprès d'une Société Géniale qui, à cheval sur les principes, la menaçait d'interdit bancaire au prochain découvert.

La responsable de magasin se rassurait comme elle pouvait, sur la base des seules informations comptables laissées à sa connaissance :

"- J'ai de la chance dans mon malheur : Mes vendeuses gagnent à peine 1000 euros et elles se tapent tout le sale boulot."

histoire de ne pas accabler la terrassée, j
e n'ajoutais pas que son grand patron, ami du président, propriétaire de sa marchandise et de son emploi du temps, devait gagner cette somme à chaque minute de sa vie, même en dormant, jours fériés inclus.

Après la promesse du travaillez plus pour gagner plus à laquelle Rosa croyait, la direction de la filiale branchée lui annonçait, via les rafales de recadrage mitraillées par les responsables régionaux (enfin... par LE responsable régional puisque toutes les 22 régions furent récemment rétaillées en une) que s'installait pour quelques années l'ère du travaillez plus où vous ne travaillerez plus du tout.

Curieux destin que celui de cette chaîne de magasins. Goutte d’eau dans les revenus de la multinationale, cumulant avec le management et le staff des quelques boutiques à peine 200 salariés : Elle pouvait disparaître en un claquement de doigts sans que cela fasse un déroulant en bas de page sur I-Télé. Et pourtant, aucun licenciement ne semblait se profiler à l'horizon.

L'enseigne était l’énième roue du carrosse de l'entreprise-empire pour le moment occupée à gérer, au plus discret, les dégraissages massifs de ses célèbres enseignes historiques aux contingents éléphantesques : Héritages prestigieux en terme de fusions-acquisitions mais reliquats embarrassants de la France d'avant.

En comparaison avec ces mastodontes de la distribution, la chaîne de Rosa au management jeune et dynamique (comprendre sous payé et sans exécutants de plus de 30 ans) s'avérait diablement rentable par tête de salarié. Avantage pratique, aucun d’entre eux n’était syndiqué. Jusqu'à présent la marque à l'image bio était un modèle en terme de gestion salariale, un exemple à suivre pour les confrères un peu trop vieille France des autres entreprises du groupe. Totally Hype, c'était l'entreprise rêvée de l'actionnaire en cours d'élaboration, la promesse d'une épure : Une société débarrassée de ses salariés où il n' y aurait plus que des consommateurs, avec juste quelques as du marketing dans le 9-2 pour pondre du prétexte à consommer et des esclaves planqués à l'autre bout de la planète pour une manufacture optimisée de produits qui, au terme de 15 transits virtuels d'un paradis fiscal à l'autre générant de juteux bénéfices avant-vente pour les trust de fabrication maison, finiraient sous anti-vol magnétiques, étiquettés à 40 ou 360 fois leur coût de fabrication, dans quelques points de vente robotisés en centre-ville ou centre co'.

Jusqu’à récemment, l'enseigne de Rosa était friande d’intérimaires, de flexibles, de stagiaires et autres jeunes volontaires rémunérés en discours conquérant sur l'esprit corporate. Des femmes en majorité, provinciales si possible, elles offraient un ratio prétention salariale / cœur à l'ouvrage plus avantageux. La direction promulguait "cadres" les plus acharnées et naturellement autoritaires pour qu’elles assurent la gestion des vendeuses selon des directives postées en temps réel. De l'agencement des vitrines aux tenues à porter en passant par le réassort du papier hygiénique, rien n'était laissé au hasard.

Sans une once de possibilité de prise d’initiative mais récoltant tous les griefs en cas de baisse de résultats, chaque record passé devenant une norme à égaler le mois suivant, Rosa turbinait ainsi depuis quatre ans dans sa boutique. Elle se réconfortait grâce à sa fréquentation en constante croissance et un tarif préférentiel de -20% sur la nouvelle gamme printemps été.

Démotivée comme tant de démissionnaires avant elle, la responsable de rien décompressait des impératifs stressant et impersonnels faxés d'en haut chaque matin, en distribuant des blâmes à ses vendeuses.


Passée la fatigue chronique du surmenage par cause de sur-management, Rosa déplorait depuis des mois un manque d'effectif ne gênant qu'elle.

Pour la direction, depuis bien avant la crise, il était toujours question de moins dépenser.

Côté clients, jusque là, l
a soumission des moins fortunés à l'ordre du toujours moins servait cette politique d'entreprise. A l'ère de vente-privées.com et de la quête éperdue du pouvoir d'achat, la pénurie de vendeuses et une attente de 45 minutes à la caisse avaient peu d'importance : Seul comptait le prix TTC, le petit cadeau et les avantages récoltés avec la carte fidélité. Au premier semestre, ces clients, surnommés "les chieurs", désertaient.

Pour endiguer la baisse des recettes, la direction bombardait Rosa de plans stratégiques visant à la réalisation de nouvelles opérations de séduction désespérées auprès des clients les plus dépensiers. Après des années de prix exorbitants, Rosa soldait à tout va, passant une journée de cadre sur deux à tout réetiquetter à la baisse.

Au début, c'était amusant, les "bourgettes" venaient guillerettes faire leurs emplettes. A la longue, à force d'accumuler les rabais et les -30%, flottait comme un air de Calcutta discount dans la boutique supposée select. Sans compter qu'avec aussi peu d'employés, la propreté laissait parfois à désirer.

Depuis, Rosa endurait le mécontentement d'une direction coupée du terrain et n'acceptant pas cette réalité non détaillée dans la brochure du parfait manager, 266 pages reliées en papier glacé : Le pauvre était plumé et le payer toujours moins cher finissait par lasser l'aisé.

"- On baisse les prix mais ça ne change rien. Comme la promo marche pas, on fait de l'over-promo. L'abondance des offres ça tue l'envie. Payer pas cher, ça dégoûte les riches. "

Aspirant les dernières gouttes de son cocktail au prix d'une heure de salaire, le poids du stress test manageurial sur ses frèles épaules, Rosa soupira cette fatalité d'un triste air qui, même s'il ne changerait rien aux funestes mois qui se dessinaient, résumait assez bien ceux qui précédèrent :

"- Tout ça c'est débile..."

Elle fut interrompue par le barouf d'une vingtaine d'étudiants remontant l'allée principale de la galerie commerciale, poings levés, scandant aux consommateurs apeurés qu'ils se battraient jusqu'au bout contre une université réservoir de pions formatés pour le marché.

Rosa les regarda avec cette discrétion gênée qui ressemblait à de la nostalgie.

Le désordre tourna court. Les hérétiques furent pris en chasse par une compagnie républicaine de sécurité.


5 comments:

Anonyme a dit…

Bonjour Seb

Une question concernant ce constat amère que tu fais.

Jusqu'où les gens vont supporter cela ? Est-ce obligatoire que le peuple fasse l'expérience de la véritable faim, soif, du froid et de la maladie ?

Voila bonne soirée quand même.

Thomas

Anonyme a dit…

Une bonne partie de la population n'a pas encore assez faim, soif et froid... mais ça va venir...

Il ne faudra pas grand chose pour que ça arrive, on s'en apercevra même pas sur le coup... puis ça pétera et la violence se déchaînera (trop de rancœurs accumulées et savamment nourries par des apprentis sorciers)...

Les cartes seront redistribuées mais il y aura toujours trois catégories :

- les opportunistes qui auront su surfer sur la vague et s'en mettre plein les fouilles ;

- les baisés qui seront morts en servant de tremplin pour la catégorie précédente ;

- les moutons qui n'auront rien compris et qui retourneront cirer les pompes de la première catégorie en les suppliant que "ça revienne comme avant"...

Regardez - vous dans la glace et demandez - vous à quel groupe vous appartiendrez dans ce "Nouvel Ordre Mondial"...

Popov 17

Anonyme a dit…

surprise surprise !!!
ce soir sur M6, coaching de crise, de com, technologique... fais toi une faveur Seb, met toi un bon film et fais péter la kro !!

Enculetta a dit…

les gens de provinces sont du pain bénit pour la capitale qui les arnaques à tout va.
c'est vraiment la ville du mensonge. Mais elle fait fuir les entreprise et le système jacobin va crever à bout d'un moment

Anonyme a dit…

Ayant fais un stage de vendeur pour l'enseigne Gap, j'approuve ton article à 100%.

Il affolant de voir de ses propres yeux des "managers" qui ne se rendent pas compte de la folie dans laquelles la politique de l'entreprise les a fourvoillé.

Le pire s'est que sous pretexte qu'ils ont des remises de prix, l'enseigne arrive à les conditionners à dépenser une bonne partie de leurs salaires dans les produits qu'ils vendent ...

L'esclave qui baise les pieds de son bourreau

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