Il a osé. Le blogueur Thierry Crouzet, théoricien du réseau et"auteur expert de rien", a débranché. Il s’est confronté à lui-même pour un Dukan d'octets en s'excluant d’internet 6 mois. Ni courriel ni tweet, pas un billet de blog, plus un seul poke sur facebook, rien. Il en a tiré un récit: j’ai débranché où il décrit ses retrouvailles sans scrolling, klout, ni interface avec les siens.
En toxico standard du "je" et du réseau, bien que je parte de moins loin que Thierry, il m'a été impossible de lire son aventure intérieure sans la ramener à la mienne. Certaines pages de son récit résonneront comme un écho pour ceux qui s'autoflagellent au quotidien pour ce temps volé par l'écran et non redistribué à leurs proches. C'est la première dimension de l'addiction de Crouzet, celle qui parlera au plus grand nombre (et que, les mélomanes s'en souviennent, France Gall avait déjà parfaitement identifié en 1984 dans son orwellien "Débranche").
Les premières semaines du sevrage, passant d’une angoisse à l’autre, Thierry touche le fond du problème et donc le début de la solution. Le problème n’est pas le Net, mais lui. Il doit réapprendre à vivre avec les autres. Et le récit passe de la théorie à la dissection naturaliste d'un quotidien de plus en plus agréable où l'adulte redevient enfant, où l'enfant jouit de la nature (presque) sans les comparer aux meilleures descriptions que l'on pourrait en trouver grâce au "flux".
« Je ne peux pas accuser le réseau d’être la cause de mes maux. Il présente certes un caractère aggravant, mais guère plus que les douze plants de tomates que je dois semer avant la nuit. »
Le Net n’est qu’une nouvelle composante de la seconde atmosphère: la non vitale (mais avec peu d'espoir de pouvoir s'en passer un jour donc faisons avec). La roue a changé la production humaine, les cartes ont changé notre relation à la géographie, la voiture l'a accélérée, le téléphone l’a dématérialisée, le crédit a perverti notre rapport à la propriété, Internet a brassé tout ça dans un grand shaker en moins d'une génération.
L'overdose de Crouzet questionne d'abord ceux qui, par leur âge, ont encore en eux la marque de l'Ancien Monde off line. Trouver une information, un disque pouvait prendre des semaines, communiquer coûtait cher et le journal intime n'avait qu'une finalité: être intime (bref, la zone).
Le Net partout, tout le temps sur tous les supports, l'idée même d'un Net étaient alors à peine concevables pour le plus grand nombre.
Il parait qu’aux balbutiements de la voiture, les Dominique Wolton de l'époque affirmaient que personne ne pourrait voyager au-delà de 10km/h à cause des effets stroboscopiques qu'entraînerait sur nos organismes le défilement des arbres au bord des routes. Nos enfants font de la voiture dès la sortie de la maternité. Ils savent surfer sur internet avant même de savoir écrire.
Le seul vrai danger immédiat auquel nous confronte le réseau (après Nadine Morano), c'est l'éparpillement: ce syndrome du multitâche, la version 2.0 du "toujours plus" dans lequel certains, comme votre rédacteur pourtant au fait de ces déviances, se laissent embarquer. Cette pathologie où tout est fait, su, lu, écrit, mais à moitié bien, est en pleine expansion. Depuis dix ans, on plesbiscite sans le questionner l'humain multi-tâches comme "un progrès" histoire de mieux lui vendre la quincaillerie assortie: téléphone et tablette.
Certains prétendent que nos cerveaux vont se modifier au fil des années. Peut-être. Mais combien de migraines d'ici là ?
La seconde dimension de l'addiction de Crouzet est plus paradoxale et personnelle: Comment vivre sans le personnage que l'on s'est créé aux yeux des autres sur internet durant des années? La substance, toxique et stimulante, c'est le réseau: la récompense c'est l'existence améliorée, voire la notoriété.
« Avant de lancer mon blog, jamais je n’écrivais à des inconnus. J’avais peur de les importuner. Il ne me venait pas à l’idée de serrer la main d’un auteur lors d’une dédicace pour lui confesser mon admiration. Je n’effectuais jamais le premier pas. J’étais un infirme social. Internet m’a ouvert aux autres »
Vraiment ? Plus tard, Isa, sa compagne, lui lance :
« - Toi timide ? C’est n’importe quoi. En vérité, les gens t’emmerdent. Tu es un misanthrope. Tu es devenu accro au Net parce que tu ne savais pas quoi faire de ta vie. [Et pan !]
Pourquoi se lance t-on dans la construction de cet appartement-témoin du personnel nommé blog? Une haute estime de soi? L'étroitesse du quotidien? Le maladroit social se révèle dans le virtuel (ou plutôt cette dimension du réel appelée "virtuel"). Aux premières réponses des lecteurs vient l'euphorie. Vite s'invite le (redoutable erreur) sentiment d'obligation envers son audience. Trop tard, on déplore les effets chronophages des déclinaisons dématérialisées de son avatar. S'insinue alors l'envie quasi quotidienne de tout plaquer. On revient vite à la raison: M'enfin je ne peux pas, ce type sur internet c’est moi.
« Je prends conscience que mon blog aura été ma maison immatérielle : il m’a donné de la force, un point d’appui et de retour. Les réseaux sociaux n’en étaient qu’une extension. »
Du coup, s'il veut rester alerte et créatif (genre se concentrer sur un support écrit de 300 pages disponible en librairie) le blogueur doit rompre ce champ énergétique l'aimantant au réseau et prendre sur lui. Et c'est ainsi que votre rédacteur suivra prochainement les judicieux conseils de Thierry.
Enfin bon... on a d'abord une présidentielle à faire perdre à gagner.
J'ai débranché, Thierry Crouzet
Le 11 Janvier aux éditions Fayard, 324 pages.
14 comments:
J'ai rencontré Thierry Crouzet. Garçon charmant. Il ne faudrait pas lire ce livre avant les élections tu as raison. Le décrochage peut-être assuré. Je me réserve cette lecture pour juillet.
"Et c'est ainsi que votre rédacteur suivra prochainement les judicieux conseils de Thierry. "
et puis après les législatives :)
@anonyme > Oui. Voire même plus important.
Je décrocherai en mars, mon blog en stand-by, même si depuis internet chez moi je continue à avoir besoin de palper le papier de ce que je lis et regarde (Livres, BD, Journal)et surtout rétribuer le/les auteur(s).
De toute façon, le plus bel écran reste pour moi la fenêtre qui s'ouvre sur le monde.
Cordialement, et surtout, ne lâche pas tes écrits, peu importe le format, on suivra.
Ervé (Croisepattes sur twitter)
Eh bien ! Me voilà dans la tourmente après cette lecture.
6 mois à peine que je m'y suis mise, après avoir passé 20 ans à écrire dans la blancheur de mes nuits pour moi seule, ne soumettant jamais ou presque ma prose ou ma rime au regard d'autrui, et voilà que l'heure du blog est déjà désuète. Décidément, toute ma vie j'aurais été en retard !
@emma > On prédit la mort du blog en boucle depuis 5 ans. Fadaises. Le blog peut évoluer dans sa forme, mais est loin d'être mort. En revanche, il faut que les blogueurs se renouvellent. Donc, faut continuer ;)
Gérer le truc, c'est ça ? Arriver à tout couper pour travailler sur autre chose, puis revenir, ou non si on a vraiment besoin d'un sevrage plus intensif ?
Le truc c'est les relations amicales qu'on a créée.
Qu'est-ce qu'on en fait, si du coup et en attendant la rencontre physique, elles n'étaient encore que virtuelles ? On repousse, on vire, on s'en fout, parce qu'on sait où sont nos priorités ?
L'humain peut tisser des liens qui sont beaucoup plus sensibles, profonds et vibrants qu'une simple toile d'araignée avec des avatars plus ou moins anonyme.
Je suis un peu dans cet état d'esprit, je crois, où je me questionne.
J'aime ça, mais à quel niveau précis est ma dépendance ?
Je crois que je suis un peu perdu, je sais pourtant que c'est loin d'être inéluctable.
En pénétrant la toile, c'est comme s'il me semblait avoir pénétré une ville tentaculaire et inconnu et qu'approfondissant sa connaissance, j'ai compris que que je ne la connaîtrai jamais vraiment, où bien il nous faudrait mille vies. Peut-être y a t'il quelque chose de "décourageant" là-dedans, de bien trop immense et sans limite, où une éventuelle exploration demanderait tout de nous ;
Comme si nous formions un petit halo de lumière autour nous et des autres fréquenté immédiatement, et de l'ombre et des profondeurs ténébreuses partout tout autour. C'est étrange, et ça peut vraiment foutre la trouille. J'en suis là je crois, perdu dans les carrefours de cette ville infinie pleine d'ombre, sachant que je peux très bien en partir mais en même temps je ne peux pas. Est-ce plus fort que soi?
Et faut-il le voir ainsi ?
Sacré billet en tout cas, et qui touche juste.
J'ai arrêté la clope, un jour j'arrêterai internet. Dans l'intervalle je vais lire ce témoignage. Merci
Les blogs ? Mais grâce à eux j'ai plus d'amis que je n'en ai eus auparavant ! Des amis en chair et en os, des vrais ! Pourquoi se priver d'un tel plaisir, qui a l'avantage d'être aussi innocent qu'utile ? Cela implique de se déplacer pour les rencontrer, ou réciproquement. C'est plus un avantage qu'un inconvénient, à partir du moment où enfin d'autres contraintes ne vous retiennent plus.
Donc, non, je n'arrêterai pas l'utilisation d'Internet, du moins des Blogs. En revanche, pas de télévision, pas de radio, pas de téléphone portable. Donc des contacts, oui, parce que je le veux bien.
Vous ne pouvez pas nous laisser tomber ! Vos vidéos et votre blog m'ont permis de comprendre beaucoup de choses !
@Sabou Si vous avez compris beaucoup de choses, c'est que le message est passé : il peut donc "laisser tomber" temporairement, et en profiter pour se consacrer à un nouveau bouquin, plutôt que de ne rien faire qu'à blogouiller, qui plus est gratis, on ze web.
I said.
joli blog
bon continuation
Je lirai ce livre à l'occasion.
Je dis à l'occasion car entre la lecture de la presse papier, la lecture des sites d'infos, la lecture des blogs et celle des bouquins, j'essaie d'aller à l'essentiel. D'autant qu'il m'arrive de travailler (si, si !), et d'écrire sur mon blog : pas assez à mon goût !
Et puis j'ai peut-être peur de ne plus exister si j'arrête tout ce tintouin...
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