Reconnaissons-le : depuis la mort de Prince, ses fans sont plutôt gâtés par l’équipe qui gère une oeuvre tentaculaire (dont probablement les deux tiers restent encore totalement inédits à ce jour). Presque tous les six mois s’enchainent les sorties discographiques princières, suscitant parfois l’amertume chez les plus exigeants des fans (ceux disposant du catalogue « non-officiel » de plusieurs centaines de CD). Des rééditions vinyles, des coffrets foisonnants, récemment un album dont nous n’avions même pas connaissance... Le tout à des prix abordables comparé à la « concurrence » des grands artistes pop qu’ils soient morts ou encore en activité.
La nouvelle livraison du "Prince Estate" pourrait pourtant décontenancer les drogués en manque de nouveaux enregistrements dont je fais modestement partie. Il s’agit d’un album et d’une vidéo tirés d’un concert que nous connaissons tous sur le bout des notes dans la communauté princière. Pourtant, ce choix n'est pas anodin. Ce concert donné le 30 mars 1985 à Syracuse, état de New-York, se situe vers la fin d'une tournée US qui a aligné près d’une centaine de dates de 1984 à 1985,. Sa diffusion télévisée à l'époque est pour beaucoup de fans le début des affaires sérieuses avec l’artiste, la vraie porte d’entrée vers une passion dévorante, une relation musicale qui durera trois décennies (et perdure malgré son décès en 2016).
Rembobinons.
Septembre 1984. J'ai 12 ans. J'achète la cassette audio de cet étrange type de 25 ans sorti de nulle part, vendu comme un surdoué musical et un redoutable showman, et qui connait un succès fulgurant aux Etats-Unis. Premiere curiosité, c’est par une émission de cinéma que j’en entends parler. Sur le sol américain cet été-là, le chanteur-musicien à veste à jabot trône simultanément aux box-office musical et cinématographique avec Purple Rain, un film semi autobiographique, à la prophétie auto-réalisatrice, sur son ascension et une bande-son que l’on s’arrache en magasin. Malgré ce triomphe de l’été, le film et l’album passent sous les radars en Europe. Le France est alors en pleine Jacksonmania. Ni le look androgyne du petit chanteur du Minnesota ni sa musique du diable ne font recette ici. Moi-même, je suis désarçonné par cet album éclectique, très organique à une époque de soupe-synthé, qui alterne les ballades, pop country ou sensuelles, aux paroles très crues, et des morceaux lorgnant sur le rock le plus brut. Prince y butine avec désinvolture de genre en genre tout en démontrant une totale maîtrise de chacun d'eux. Je sais que j'écoute quelque chose de différent, presque d'interdit, difficile à circonscrire dans un registre, l’adhésion n’est pas immédiate mais, je sais instantanément que des titres comme Beautiful Ones ou Darking Nikki survivront aux années et aux modes. Je n'affirme pas pour autant à l’époque que j'écoute du Prince comme j'aurais pu le faire avec du Téléphone ou du Cure, sentant que ça ne fera pas l'unanimité autour de moi.
Acte 2. Quelques mois plus tard, mai 1985. Alors que Purple Rain le film est distribué en catimini en France et bien que le single du même nom pointe timidement dans le Top 50 naissant, le magazine Rock n’folk annonce déjà la sortie d'un nouvel album de Prince… 8 mois après le précédent. Cette cadence ne baissera pratiquement jamais. Entre 1982 et 1987, soit les cinq années séparant les deux albums Thriller et Bad de Michael Jackson qui est le rival marketing que l’on oppose Prince, ce dernier sortira de son côté 5 albums et 3 films, produira une dizaine d’albums pour d’autres et accomplira des centaines de concerts.
Pour la promotion du nouvel opus en 1985 Around The World in a Day, incrustés façon Jean-Christophe Averty dans la pochette psychédélique de l'album, Philippe Manœuvre et Jean-Pierre Dionnet, co-hôtes de la funky et sulfureuse émission Sex Machine le samedi soir tard sur le service public, introduisent la diffusion surprise du concert enregistré quelques semaines plus tôt.
La lumière s’éteint, le show commence.
Hello Syracuse and the world. My name is Prince and I come to play with you.
Cette nuit, télévisée, sera une révélation pour beaucoup. Durant deux heures, ce corps tressautant, bondissant, se tortillant, qu’il mime l’acte sexuel ou implore dieu au piano, nous a captivé. Garçon, fille, nous voulions tous être lui, tout en sachant pertinemment pour nous, comme pour ceux qui suivraient, que ce serait impossible, musicalement et physiquement. Un Michael Jackson pouvait s’imiter, le personnage contenait déjà sa part de caricature, un Prince personne ne s’y frottait : trop vif, trop alternatif, trop imprévisible. Le dernier tiers du concert constitué de deux jams étirés sur I Would Die 4U et Baby I’m a Star puis d’une version de 15 minutes de Purple Rain nous basculaient dans une autre dimension. Il y a la musique de Prince et il y a Prince fusionnant avec sa musique sur scène dans une transe électrique, une parade sans fin.
L’acte 3 suivra quelques jours plus tard avec l’écoute perplexe du nouvel album, radicalement différent, et produisant le même effet : déstabilisation, envoutement, passion et la certitude que l'on est en présence d'un artiste vendu comme "mainstream", et de fait populaire à l'époque, mais totalement en rupture avec ce que l'on pourrait attendre de lui, atypique, aussi déroutant que doué.
Le concert de Syracuse enregistré sur VHS puis passé par chacun des fans sur cassette audio, des années plus tard maintes fois édité en version pirate CD parfois même commercialisé dans des éditions non-officielles dans les FNAC et les supermarchés, fait parti des « classiques » de Prince. Pourtant, avec son image granuleuse et un son cotonneux, il n’a jamais fait l'objet d'une édition décente, à la hauteur de son contenu.
37 ans après, c’est chose faite.
Pour celui qui n’y connait rien sur Prince, qui a lu cet article jusqu'ici et se trouve donc être un peu curieux, voir ce concert est la meilleure manière d'entrer son oeuvre.
Edition Double CD/BluRay et triple vinyl dans le commerce le 3 juin.
Concert diffusé sur Arte en VOD à partir du 3 juin.
En savoir + :
- le livre encyclopédique (en anglais) de Duane Tudahl focalisé sur les deux seules années 84 et 85 dans la carrière de Prince (700 pages tout de même).
- le podcast VIOLET, tout aussi encyclopédique mais en français, qui revient en détail sur chaque album de Prince et donc ceux mentionnés ici.
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