11 juin 2013

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Les sentiers de la gloire


Il se mit à me raconter sa vie en plateau. Les postes de travail dépersonnalisés dans l’open-space où chacun se fliquait. Les reclassements inopinés au nom du time-to-move contribuant à la perte de sens de ce qu’il faisait alors même qu'on lui demandait de s'identifier à la marque. La justification autiste des aberrations managériales qu’il ne contestait pas puisqu'on fait comme ça ailleurs "puis c'est décidé au siège", que sinon c'est la porte et que c'est compliqué pour les mecs entre deux âges comme lui. Ses incessants "objectifs" qui étaient autant de collines à prendre à l'ennemi. Désormais "la faute à la crise" il les décrochait d'instinct sans prime à la clé, histoire de s'"auto évaluer" face à la concurrence de ceux qu'aux temps anciens on appelait les "collègues". 

Comme chaque dimanche après-midi, le petit salon était éclairé par l'écran géant. S'y mouvaient cette fois, glamours et en tenues d'apparat sur les marches rouge du palais des festivals, ceux dont les noms à eux seuls valaient des millions.

Lui, le teint terne, cramait clope sur clope, l'humeur encore enfouie dans le sable rhétorique d’une direction robotisée lui bombardant par courriel même la nuit les mots audace et initiative, tout en le cadrant jusque dans ses pauses pipi via quelque intermédiaire zélé l’humiliant pour l'exemple, et pour de vrai, au milieu du contingent des nouveaux arrivés. Les nouveaux, il fallait s'en méfier comme de la peste. Jeunes et guerriers, comme lui mais en plus optimisés, ils adoptaient sans ciller l’impératif de productivité pour des salaires à la baisse à chaque nouvelle fournée.

Je l’interrogeai, fasciné par son endurance. Comment pouvait-il encore accepter de travailler dans telles conditions ? Il reprit confiance, me rétorquant, fier d’y échapper et de n’avoir pas pris un jour de congés maladie cette année, que certains déprimaient sévères. A la télé, on voyait les plus faibles se suicider. On appelait ça les conséquences du burn-out.

N’était-ce pas le plus bel hommage au dieu marché, en même temps qu’une extension interne du principe de compétitivité: l’offrande sacrificielle de l'inadapté justifiant en retour tous les discours sur l'effort, le courage et une totale dévotion ?  Celui qui s'était vu offrir un travail, peu importe lequel, avait le devoir d’y exceller conquérir la dignité de l’homme épanoui, peu importe le prix, et sans compter le nombre des années.

Sentant la situation tendue, je n'en dis rien et me contentai de lui tendre une nouvelle clope puisqu'il avait liquidé son paquet.


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8 comments:

t0pol a dit…

l’offrande sacrificielle de l'inadapté justifiant en retour tous les discours sur l'effort, le courage et une totale dévotion

oui, suicide toi, pour éviter que tes enfants n'aient a financer ta retraite. Mais plutot celle du chef a gros revenus.

Terrible époque

Gildan a dit…

Staïleu' ! ;-)

Anonyme a dit…

Très bel exercice de style.

Fred Camino a dit…

Terrible.

iiris.75 a dit…

C'est amusant et ne pense pas travailler dans même boîte que ce salarié mais je retrouve quelques similitudes comme : open space et les slogans audace, iniative.......
Les boîtes doivent consulter toutes les même société de compte ;)

omatic a dit…

La réaction de fierté qu'il a eu à la fin est affligeante. C'est une forme de sado-masochisme "Je souffre donc je suis".
Mais aussi comme l'avais prévu Huxley, il a l'air d'aimer sa propre servitude.

corto069 a dit…

Bravo. C'est terrifiant de réalisme.Cela illustre merveilleusement que l'humain est une simple variable.

Guillaume a dit…

La réaction finale de fierté se voyait aussi souvent "je souffres, mais c'est le prix d'être caaadre"..
Bon, maintenant, tout le monde est cadre ou presque, alors...

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