6 novembre 2011

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Une belle histoire

Il était une fois dans la capitale grise, coûteuse et sans coeur.

Tout commençait dans la chaleur de la rentrée, lors de l'opération promotionnelle d'une enseigne de la grande distribution. Ses succursales urbaines avaient une si mauvaise image qu'elles essayaient de séduire les parents en mettant en avant les héros favoris de leurs enfants. Il était attiré avec sa gamine en ces lieux de promiscuité commerciale par un irrépressible besoin de renouveler la litière du chat (les blogueurs, en plus de leur influence et de leur salaire, ayant aussi une vie extraordinaire). A la caisse, la petite de 3 ans se vit léguer par le jeune préposé (éreinté à juste titre par ce métier parmi les plus pénibles et les moins bien payés) un album de vignettes à coller à la gloire des films de cette compagnie américaine de divertissements pour enfants. Jusque-là, rien d'exceptionnel puisque ce jour chaque caissier avait consigne de donner l'album à remplir au moindre mineur passant par son scan. La fifille et son papa ne sauraient jamais les raisons de cet acte de pure générosité pouvant en ces temps d'ultra libéralisme décomplexé lui coûter un licenciement sec, mais au lieu de la pochette réglementaire de vignettes distribuée aux mioches à chaque crépitement de carte bleue de leurs parents (montant minimum d'achat 30 euros), le désobéissant en sueur, épuisé mais princier, à l'évidence ici contre son gré (en langage Medef : stagiaire surdiplomé dont la rémunération était à elle seule une injure sociétale), versa le fond de son stock de pochettes dans un grand sac plastique, qu'il ne leur factura pas (circonstance aggravante), pour le donner à la gamine dont le père n'avait pourtant dépensé que 2 euros 17.

LE JEUNE CAISSIER AU BOUT DU ROULEAU
- Tiens petite, c'est pour toi, amuse-toi.

A la saison des jours finissant de plus en plus tôt, il n'en fallait pas plus à la cellule familiale fauchée pour trouver à moindres frais une captivante activité : décrypter les numéros au dos des vignettes autocollantes et progressivement orner les pages de l’album. Le rédacteur y voyait le moyen de canaliser l'énergie de l'un des deux réacteurs, portatifs et énergiquement autonomes, à chaos continu en milieu domestique post-classe. 

Que celui-ci n'ayant pas cherché à tout prix, même à celui d'un inavouable compromis avec le grand capital, un peu de sérénité en sa chambre de bonne mansardée au moment où il tente de rédiger un billet sur la réforme fiscale avec deux gamines dans le dos lui jette la première pierre. Mais, à cet âge où l'impulsivité règne et, malgré une indécrottable détermination, les gestes restent encore maladroits, toute activité nécessite supervision et même le plus anodin des divertissements pour gamin devient un redoutablement prédateur pour ses parents. Abandonnant à contrecoeur l’exégèse du prochain plan de rigueur gouvernemental, le père secondait alors la gamine pour lui expliquer pourquoi la fée clochette se colle là et le cuistot de Ratatouille s'applique ici. Le rituel de 10 à 15 minutes se déroulait toujours ainsi: Elle choisissait la pochette, il lui ouvrait, elle en sortait les vignettes, il lisait les numéros et tentait de les lui faire appendre, ils collaient l'image ensemble. En plus de ses apaisantes vertus, et de son rationalisme mathématique le changeant de l'expertise économique contemporaine, l'opération procurait au père cet appréciable arrière-gout de pâtisserie proustienne à l'heure du thé. Accroupi face à la gamine, concentré sur les vignettes, il se souvenait de ces antiques années où, dévalisant chaque libraire [NDLR: de vraies boutiques de quartier, hors centre commercial ou site en ligne, avec personnel impliqué et érudit vendant alors presse et livres sur support papier], il s'acharnait à terminer l’album de vignettes de L'homme-araignée. Étalée sur une année, l'entreprise se concluait sur un fiasco, malgré l'argent de poche englouti une poignée de vignettes persistant à faire défaut au gamin chagrin. Voyons-y un des moments fondateurs de son scepticisme envers le capitalisme. Quelques années après, il eut la même colère envers Dieu lorsqu'au sortir d'un fier saut en roue arrière devant un groupe de filles sur parking mirant la parade en cancanant, juste avant de se rasseoir de tout son poids, le suprême omniscient éjectait la selle en cuir de son BMX sans l'avertir. Ce jour-là quelque chose se cassait entre eux deux.

Mais bon bref voilà, aussi vicieux que l’OPA des banques sur la création monétaire, le stratagème de la pénurie des vignettes en album était aussi réputée que redoutable. Une bonne moitié des images revenait souvent, d'autres moins. Quelques-unes demeuraient extrêmement rares et il apparaissait, mais une fois le naïf accro, que certaines pochettes étaient réellement surprises, les images les plus rares  souvent regroupées par deux ou trois dans la même pochette magique. Le recours à l'échange entre collectionneurs se trouvait ainsi court-circuité, et il fallait racheter énormément de pochettes pour espérer débusquer les bonnes, ou revenir régulièrement au magasin pour se réapprovisionner. Dommage pour l'échange: un rapide tour d’horizon du square après la classe indiquait au rédacteur que beaucoup de nounous et de mères de famille, pourtant bourgeoise, se réapprovisionnaient chez le même super commerçant à tendance discount. 

Grâce au magnanime caissier, et alors que l’enseigne passait à une nouvelle opération axée autour d’un personnage pour enfant de 7 à 77 ans, le stock de pochettes de la fifille et son papa s'avérait si conséquent qu’au rythme de quatre ou cinq par jour, et en récupérant encore quelques-unes grâce à leurs connexions privilégiées dans le milieu des gens qui font encore leurs courses eux-mêmes, ils dépiautaient chaque soir de septembre à la mi-octobre. Au fil du remplissage de l’album, à la lumière chancelante des fins des journées anthracite les rapprochant de l'hiver, le père appréciait ainsi les impressionnantes facultés de mémoire visuelle de la gamine pour retrouver tel film, personnage ou emplacement de vignette déjà collée, alors qu'il s'en tenait pour sa part à la scrupuleuse consultation des numéros du recto. Au bout de cinq semaines de cette silencieuse ritournelle d'après classe, où ils aimaient à se retrouver, ils avaient bouclé 90% de l’album. Les deux dernières semaines furent laborieuses, le tas de doubles, de triples, de quintuples grossissant sur l’étagère. De plus en plus rarement couronné de succès, le rituel perdait de son délice tandis que la motivation s'émoussait. Ils restaient bloqués plusieurs jours autour de 4 espaces vides au milieu des 168 remplis. Durant cette période de doute, la douloureuse expérience de l’album aux vignettes de L'homme-araignée se renouvelait sous les yeux d'un père désarmé tandis que sa fille en oubliait même le principe de l’exercice.

L'échec apparaissait alors double. En plus de l'objectif inaccessible, la gamine, sans avoir vu aucun des films et séries de la corporation américaine de bonheur, était désormais familiarisée avec ses personnages : des voitures qui causent à l'ado peroxydée d'Hannah Montana. Le redoutable séjour sur les traces spirituelles de mon président dans ce parc d'attractions pensé pour l'internationale des crétins à cornet deux boules me pend maintenant au nez pensa-t-il. 

Parce que l'important n'était pas le résultat mais ces moments en harmonie immobile avec sa fille, le père constata qu'il était devenu dépendant de cette routine. Ils persévéraient, le courage revenant parfois au détour d'une bonne pioche, ces exceptionnelles pépites au milieu de l’amoncellement d’emballages froissés. A l'entrée du mois de novembre, ils approchaient de l'extinction de leurs réserves de pochettes. Vendredi dernier enfin, l'heure de vérité. Ils ne disposaient plus que de 8 pochettes, d'un seul espace vide (le numéro 33, un des véhicules joyeux du film avec les voitures qui causent) et du faible espoir mutuel de le combler. Une a une, conscient de vivre les derniers instants de cette filiale communion iconographique de début de soirée, papa tirait lentement la languette des pochettes et lui passait les vignettes en lui suggérant comme tout père prévenant dans la perspective d'un fiasco prochain, tableaux algorithmiques de statistiques matricielles à l'appui, de ne pas être trop chagrin. A deux doigts de poster une annonce sur twitter "En #fail de vignette 33 du monde merveilleux sur catalogue. Récompense garantie. Please RT", le père ébauchait en parallèle une morale emprunte de sagesse à même de clore ce conte d'automne, un truc du genre mais oui ma puce, pas la peine de chialer, le système est intrinsèquement pourri. D'autant plus pourri se disait-il que nous disposons gratuitement au bas mot de l'équivalent vignettes de 725.000 euros d'achat en supermarket

6 pochettes, 5, et encore ce débile poisson bulle, 4, leur 320e image de Pumba qui baskette dans la jungle. A un soupir de la fin de l’heureuse aventure intérieure, à 4 images du dépôt de bilan, ils ouvrirent la pochette finale. Pas celle-là, pas celle-là, celle-là non plus. Et la gamine de poser sans même la regarder la dernière image dans le tas des triples à redistribuer au square. 

"- Mais attends fais voir. Oh péripatéticienne ! Maison close d'excrément, nom d'une divinité ! [NDLR : Pour une classification -10, ce passage a été génétiquement modifié]"

La réalité la plus banale prit alors l'improbable tournure merveilleuse de ces légendes au sirop emballant le monde magique de la corporation ricaine: Des centaines l'avaient précédées durant des semaines tandis que dizaines de multiples s'entassaient sur l'étagère... 

Et, supercalifragilestiepaliodocious, l’ultime vignette de la dernière pochette ouverte était la bonne !  

Indescriptible joie de la gamine, juste un degrés en-dessous de celle du père. Elle sauta dans ses bras. Bravo! L'important c'est de ne jamais désespérer. Il avait entendu ça dans Prison break. Puis, aussi vite, la gamine passa à un autre jeu. Lui s'en retourna au bureau, déjà mélancolique de l'immédiateté en fuite. C'est bel et bien foutu soupirait-il. En effet, grâce au geste du caissier pervertissant pourtant l'opération marketing du grand capital, le monde de la corporation américaine de divertissement était associé chez sa fille aux rêves qui se réalisent.

Allant et revenant de l'école, ils ne recroisèrent jamais le samaritain des images. 

6 comments:

Denis a dit…

Comme chacun de tes articles : Excellent !
Très belle histoire même si au final on ne sait pas s'il faut féliciter le caissier d'avoir fait un acte sympa et gratuit ou s'il faut le "blâmer" pour son incitation à la découverte des dessins animés américains ?

nanou a dit…

C'est pr ca qu'autant que faire se peut, il ne faut jamais emmener les gamins faire les courses. Je sais qu'on a pas tjr le choix mais j'ai des souvenirs de mes freres et soeurs petits, piquant des crises dans le magasin pr avoir "un kdo" comme ils disaient; et prtt mes parents etaient pas du genre a ceder mais ca n'empechais pas les gamins de tenter le coup a chaque fois. l'horreur. Je sais que ca n'est pas exactementle sujet du billet mais c'est comme ca que ca commence

Seb Musset a dit…

@nanou > c'est sordide, ils font même des caddies miniatures.
Je fais rarement les courses IRL sauf au marché, ayant fais je crois le tour de la question du supermarket.
Désormais, c'est du dernier chic, je suis livré à domicile.

nicocerise a dit…

Ce week end plus de vignettes, la caissière nous dit d'aller à l'accueil et le grand supermarché au grand coeur offre les dernières pochettes au petit garçon qui restera éternellement reconnaissant à ce magasin merveilleux.
L'album ne sera jamais fini comme le précédent d'ailleur. Place au héros à la houppe.

Seb Musset a dit…

@nicocerise > j'ai encore du stock ;)

xoth a dit…

@sebmusset alors tu ne peux rien pour moi, j'en suis aux dominos en plastoc véritable made in china à l'effigie de rebelles gaulois.

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