23 décembre 2010

Télé-coeur


« La solidarité est de mise, l’optimisme est de retour. » 
TF1, 20.12.2010

Mardi soir dernier, je découvre une de ces émissions de TF1 conditionnant la classe moyenne à sa précarisation tandis que la petite soeur qui monte l'initie au seul ascenseur social restant : le poker.  

Le concept de "près de chez vousest clair : "des sujets proches des français et de leur quotidien

Sur le site de l'émission, le catalogue des anciens sujets ressemble à un dépliant politique : "bien vivre malgré la crise" (ou comment faire du contenu de ta poubelle, un repas de gourmet), "celibattantes : superwomen ou inconscientes ?" (les deux mon colonel, faut bien qu'elles payent le loyer et fassent des cadeaux à noël) ou encore "vivre ensemble pour vivre mieux" (mais si... en prenant sur soi, on vit très bien en colloc' à 6 dans 12m2)...

Le reportage du soir s'intitule "solidarité : peut-on faire des miracles ?". Il met en avant la dynamique Marie-Anne, présidente de l'association "ça se passe près de chez vous", orchestrant des bénévoles qui  réhabilitent des maisons de familles mal logées. Pour 400 euros et sous 15 jours, en se regroupant et sans compter les heures, ils vont "relever le défi" et relooker la belle maison de bourg, mais pouilleuse à l'intérieur, de Raymond le retraité.


Je devrais être emballé par une telle initiative. Pourtant, avec son côté Ken Loach meets l'auto-entreprise et, son poignant final qui arracherait une larme à une bétonnière, au fil de l'émission je suis assailli de sentiments contradictoires. 

D'abord ça me chiffonne un peu que ce soit une chaîne privée, un poil liée à une institution du bâtiment, qui diffuse ce récit de chantier solidaire (mais sans toucher à la grosse maçonnerie faut pas déconner) où l'angle commercial n'est abordé que sous l'angle d'une enseigne fournissant gracieusement du matériel. 

Durant 30 minutes, nous suivons les péripéties d'un chantier où "les barrières sociales n'existent plus" où l'on cravache dur, de bonne humeur et gratuitement, en plus de son premier emploi (succession de témoignages sur le côté "on doit travailler plus pour que ça rentre dans les temps", le commentaire nous précisant que nous sommes en période de vacances et que "cela risque d’entraver la cadence", vérole de congés payés !). Un monde d'épanouissement dans le labeur collectif (emporté dans son communisme primaire, TF1 nous gratifie même d'un  "c’est le bonheur de travailler avec d’autres"). Et même si les horaires des bénévoles arborant des tee-shirts "que du bonheur !" sont décalés, que la flexibilité est de rigueur et que, parfois, on déjeune seul à 15h32 ("Je mange et je m’en vais bosser juste après pour mon patron") : dans ce monde de camaraderie où les heures de sommeil ralentissent la productivité, les petits problèmes (tuyauterie en rade ou mur qui s'effondre) se règlent toujours avec « ça va le faire, faut pas s’énerver… »  et son gros surplus de travail nocturne à la clé. 
Et hop, lumière !  A charge pour TF1 de me détailler la prochaine fois comment installer l’électricité d’une maison en une nuit, seul,  « et en catimini ».  Ça m'intéresse. 
Bref, la chaleureuse onde de confiance et de désintéressement ferait presque oublier que nous sommes sur une chaîne balançant de la surconsommation à grosse saucée, déverse des millions d'euros à celui qui aura la plus efficiente stratégie individuelle pour éliminer ses concurrents et ne cesse de rabâcher que l'insécurité est au coin de la rue.

Tiens à propos d'insécurité... N’est-ce pas la même chaîne qui depuis des années nous bombarde de reportages sur les malfaçons des entrepreneurs peu scrupuleux, les dérives du travail au noir et ces odieux voisins qui ne respectent rien ?

Non parce que là, se justifiant par un "la vérité, c’est que le chantier est entrain de prendre un retard inquiétant", la voix-off ne s'émeut pas des travaux à trois heures du mat, les fenêtres grandes ouvertes (à croire qu'en France faire péter les décibels sur un chantier et casser les oreilles des voisins est devenu un pilier de l'identité nationale) et nous caresse un "toutes les bonnes âmes sont mises à contribution"  pour présenter le travail des mômes (alors tu vois petit, ça c'est une scie sauteuse) et de ceux sans aucune expérience dans le BTP.

Voix-off : 
« Pour tenir les délais, une décision s’impose : travailler aussi la nuit »
Laurence Parisot vote pour.
Sous l'angle du solidaire qu'est "trop top", plusieurs violences faites au travailleur passent et repassent en toute tranquillité

Verbatim d'un petit dialogue entre le reporter et "une amie professionnelle du bâtiment [...] à la tête de l’escadron du bonheur", qui, expurgé de l'image et de sa pommade musicale, prend tout son sens :   

EXT.JOUR - DEVANT LA MAISON EN CHANTIER - BRUITS DE TRAVAUX
Isabelle se dirige vers le chantier, elle est arrétée par le journaliste qui lui demande ce qu'elle fait ici ?

ISABELLE
« - Hier soir, j’ai appris que je ne travaillais pas aujourd’hui, donc je suis là »

LE JOURNALISTE
« - Ça fait pas un peu beaucoup  de venir dès qu’il y a un petit peu de temps libre ? »

ISABELLE
« - Oh de toutes les façons, du temps on n’en a plus »

Isabelle tourne le dos à la caméra et part dans la fournaise du chantier. En off : montée d'un air au piano, façon feux de l'amour.

VOIX-OFF
« - Hier soir, elle était désespérée, aujourd’hui elle est déterminée. »

A noter, pour une anesthésie efficace, qu'à mesure que "le timing risque de ne pas être respecté"  et que chacun double ses cadences, l'illustration musicale (honteux pompage de Red Hot Chili Peppers) est de plus en plus douce et posée.
Voix-off :
« Dans cette course contre la montre, certains en oublieraient presque de manger »
Sans critiquer l'énergie de la belle équipe (d'autant que je n'en connais que ce que TF1 en montre, c'est à dire 30 minutes montées sur 15 jours d'images tournées), le plus dérangeant reste que "le défi" de nos courageux concerne la réhabilitation d'une maison d'au moins 100m2 dont le commentaire précise en intro qu'elle a été « achetée récemment » par un retraité ayant « sous-estimé » les travaux à accomplir.[1] 

(Bon ok, on a collé les carreaux sans colle, mais à ce prix-là tu ne vas pas te plaindre non plus Raymond.)

Cette porte sur la solidarité et le coeur à l'ouvrage, télé visuellement trop ouverte pour être honnête, agit en combo sur les cerveaux : 

- Sur ce qu'elle montre :  1 / La promotion appuyée du  "faites-le vous-même, même si ce n’est pas aux normes" répondant dans une guimauve filmique à l'ambiant "démerdez-vous les classes-moyenneux, l'Etat ne peut plus rien pour vous et les prix vont continuer à monter" . 2 / tu ne dois pas rester une seule minute à ne pas travailler, et ne commence pas à nous parler d'augmentation alors qu'on voit à la TV que c'est si sympa de bosser pour rien.  

- Sur le fond du problème qu'elle n'aborde jamais : l’achat de taudis mal isolés, pour des montants déraisonnables rapportés aux revenus, par des types soumis à la propagande permanente du "faut acheter" issue des mêmes chaines !  Cela ne risque pas s'arranger avec la généralisation du PTZ+. Nous appellerons cette partie : contribuer à maintenir les prix de l'immobilier à la hausse en esquivant le sacrifice financier initial tout en flattant "la bonne volonté des amis" en "quête de sens" qui, en plus dans leur propre boulot sous-payé, feront de ta maison... une maison habitable.) 

Sans oublier que l'idéal théorique du capitalisme (à moins d'un mensonge, mais je n'ose y croire) serait que tu disposes d'une rémunération correcte te permettant à ton tour de payer des gens pour faire ta déco, et non qu'entre deux pages de réclames pour le crédit, le plus grand groupe audiovisuel européen te fasse l'article du Kibboutz à la sauce Conforama....

Ne soyons pas si négatifs. Se dégage du film un message fort à l'adresse du patronat. Nous avons la preuve par l'exemple que plus on est nombreux à bosser pour remplir un objectif valorisant, plus on l'atteint vite et moins le travailleur est stressé
Le final : les bénévoles sortent de l’ombre, les propriétaires découvrent leur maison rénovée. Sanglots et frise M6 déco. Tout le monde est d'accord : c'est un succès.
As-tu remarqué comment depuis la rentrée comme se succèdent articles (tiens celui-là est pas mal) et reportages pour redéfinir comme "épanouissante", dans le stricte respect des lois du marché nappées de l'onctueux optimisme Chrsitinolagardien, ta vie qui s'enfonce dans le déclassement social ?[2] 

Zut, TF1 a gagné. J'ai hâte de découvrir le prochain numéro de "près de chez vous" dans la France profonde et fauchée, désertée par le corps médical et de moins en moins couverte par les mutuelles :

"Se faire enlever gratuitement sa tumeur au cerveau par son beau-frère ostréiculteur, est-ce risqué ?" 

J'ai déjà une petite idée de la réponse.


* * *

[1] Signalons que dans le cadre de la LOPPSI 2, l'article 32ter A, voté le 21 Décembre 2010, autorise aux maires et préfets - pour "la sécurité", l'expulsion manu-militari, sous 48 heures, sans droit de la défense et sans jugement, sans aucune obligation de relogement ou d'hébergement, de ceux se logeant par leurs propres moyens et selon leurs convictions (caravane, cabane, maison en bois, squat, yourte... qualifiés  "logements illicites"). Là aussi, ça se passe près de chez vous...

[2] Dans un genre orienté "information", nous gardons encore le souvenir ému d'un "Envoyé Spécial" de  novembre dernier présentant le chômage de masse chez les jeunes comme une opportunité permettant de "se redécouvrir", "une nouvelle tendance de crise" (à l'instar de la "zéro euro attitude" à l’effigie de laquelle on va bientôt demander aux enfants malaisiens de tricoter des housses d'heil-pod), un "truc in" à laquelle s'adonne depuis peu des millions d'américains. Alors que notre bonne vieille  contrée toujours à la traîne, cela fera bientôt deux générations que les jeunes surdiplomés oscillent, sottement déprimés, entre Paulemploi, stage de séchage des potatoes chez MacDaube ou larbin pour rentier .

12 comments:

Ju a dit…

La France ressemble de plus en plus au Laos, ça donnerait presque envie de revenir (humour inside) où dans des villages, c'est le chef qui opère, où les voisins se mettent ensemble pour construire de A à Z les baraques, mais pas sans bière...
Trève de plaisanteries. on essaie d esoi disant "tirer certains pays vers le haut" en construisant des écoles pour mieux piller leur richesses mais on régresse comme c'est pas permis en France. Faudrait m'expliquer.
sur le "tous propriétaire" je suis d'accord avec toi sur le fond mais c'est générationnel.

kaos a dit…

Ouais, ça me fait le même effet de mélange dégueu, comme un rhum coca trop chaud.
Et pourtant... Il y a quelque chose du do-it yourself qu'on ne peut pas jeter avec l'eau de toutes ces émissions foireuses bourrées de pathos catho, de scénarisation à outrance, et jamais d'analyse, ou même de simple recul. Il faut le "vivre", pas le penser (c'est incompatible, c'est bien connu).
Mais il y a quand même un petit goût d'anarchie partageuse en fin de bouche. Comme une possibilité qu'on aurait noyé dans les arômes de merveilleuse charité spontanée avec rebondissements télégéniques et happy end cadeau à chaque fois. Non ?

kaos a dit…

Tiesn, en fait, maintenant que j'y pense, je sais exactement où la noyade : l'absence de conflit. L'adversité ici ce sont des conditions "tombées du ciel", et surtout pas les gens qui ont fabriqué ces conditions.
A quand la rénovation d'un squatt par des braqueurs de banque, la larme à l'oeil sur TF1 ?

Seb Musset a dit…

@kaos > Même effet. Ne pas mélanger le contenant et le contenu. On peut le voir sous l'angle de la pure récupération "balisée" d'une tendance (ça existe depuis des années) et qui s’accroît avec la criseTM, le mec en galère est une PDM comme une autre.

Anonyme a dit…

Amusant, oui.

On a voulu faire rentrer le-dit Laos dans l'espace étriqué Français. L'Afrique, même. Toute la misère du monde se retrouvant en France sans-frontièriste et sans-papièristes, très tendance, très épanouissante, bref, très "de gauche", que croyez-vous qu'il arriva? Le pauvre couillon de Français s'adapta, "paskeucékomça", "paskonépaasséouver", et "troreupliésursoi".


La gauche, ou le bras (gauche dans tous les sens du terme) idéologique
de la main armée (d'une truelle) droite de Bouygues...

Que peut-on faire pour empêcher des masos de marcher sur la tête? Il ne faudrait pas les dicriminer(tm)!

Merci de décrire aussi bien la réalité de la Tier-Mondialisation de -je n'ose plus dire "notre"- pays, il est désormais à tout le monde. Comme c'est S O L I D A I R E!).
Merci de nous faire part aussi honnêtement d'avoir l'impression d'être assis le cul entre deux chaises en regardant l'émission. Mais comme bientôt, nous seront tous assis par terre (tous égaux dans la misère, hein! les valeurs Ripoublicaines sont sauves, elles).
Et puis la décroissance, finalement, quel merveilleux concept récupéré par la même Parisot...Ils arrivent même à recycler les concepts écolos les plus extrêmes en se faisant passer pour des baba-cools. Diabolique, il n'y a pas d'autre mot.

Séb2leretourdelacrisequitue.

t0pol a dit…

Seb : c'est simple , et tu l'as remarqué : on déshabille état et collectivité locales (oui amis de gauche, l'état n'est pas tout, pensez aussi coll locale) , donc la chose publique ou commune.

Et on donne les restes au privé qui va encaisser le fric. Pour les malheureux, simple : comptez sur les voisins, les potes, les associations : le fameux bénévolat .

Faut googler sur UMP Benevolat, ça me semble une piste.

Rimbus a dit…

Mieux vaut aider un seul pauvre, avec des caméras de télé pour en faire la pub, que de changer un système de merde.
Quelle drôle d'idée, Seb, de regarder TF1... Faudrait que j'essaye un jour.

Tassin a dit…

Jolie analyse.

Et bien sûr, pas un mot dans le reportage sur les raisons qui ont poussé les protagonistes à être sans le sous. Au pif, désengagement de l'état peut être?

Sinon je suis parfaitement avec Kaos (et Seb du coup) sur le côté DIY, HEUREUSEMENT qu'il existe des restes de solidarité dans ce pays, malheureusement récupérées ici au profit du conditionnement psychologique à la pauvreté.

A part ça, Luc Ferry préfère Marine Le Pen à Besancenot : http://www.youtube.com/watch?v=nbM0wIWrSn0

Vous voyez finalement, l'argent ça rend con!

Anonyme a dit…

« Pour tenir les délais, une décision s’impose : travailler aussi la nuit ».
Laurence Parisot vote pour.


Serge Dassault aussi, surtout si on dort sur place.

Dans la réalité, trouver quelques bras pour bouger un meuble ou deux est déjà le parcours du combattant, alors pour refaire une maison...

ShadowS a dit…

J'ai pas vu l'émission vu que j'ai jeté ma télé il y a bien longtemps.Au delà du thème de la solidarité qui me semble difficilement critiquable en soi,le traitement qui en est fait par Tf1 et rapporté par ce billet est effectivement inquiétant.
Qu'on veuille convaincre les français que nager dans la merde c'est cool ou finalement pas si mal que ça c'est carrément flippant.
En même temps, ce n'est absolument pas étonnant de la part d'une chaine comme Tf1.Faut pas s'attendre à mieux, non plus.

dootjeblauw a dit…

Ce genre de programme existe depuis des années sur les chaines américaines et hollandaises et d'autres sans doute...

BA a dit…

Vendredi 24 décembre 2010 :

Un article à lire absolument :

Karachigate : cette affaire empêchera-t-elle Sarkozy d'être président ?

http://sarkofrance.blogspot.com/2010/12/karachigate-cette-affaire-empechera-t.html

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